d'oeuvres.
Cette faible productivité peut être mise sur le
compte de l'angoisse qui l'habitait lorsqu'il peignait. Ses oeuvres,
faites sur commande, semblent
frappées d'une malédiction qui les condamne
à rester inachevées. La terreur de
l'imperfection menait Léonard bien loin de son propos
initial, l'entraînant
dans des investigations scientifiques, des observations de plus
en
plus minutieuses qui étouffaient sa création
artistique. Ainsi, il mit dix ans
à réaliser la sainte Anne. pourtant encore
inachevée; de même il conservera la Mona Lisa,
pour lui toujours imparfaite.
Ce processus de création, si douloureux et si lent, sera
encore plus problématique
lorsqu'il s'agira pour Léonard de fresques et de sculptures.
Ainsi
une commande de Ludovic Sforza ne vit finalement jamais le jour.
Léonard
désirait, dans cette réalisation, surprendre le
monde et peut-être dépasser
là aussi son maître Verrochio, connu surtout par
ses sculptures. Il devait
réaliser une statue équestre qu'il voulait non
seulement d'une beauté
incomparable mais encore plus audacieuse que toutes celles jamais
conçues:
deux fois plus grande que les monuments existants mais surtout
cabrée,
les deux membres antérieurs soulevés au-dessus du
sol. Après de nombreuses
observations de chevaux, après de longues recherches sur la
pesanteur,
il dut abandonner une partie de son ambition: le cheval fougueux
finit
par marcher au pas!
Dix ans après le début de son projet une maquette
sans aucun doute splendide
puisqu'elle lui valut la célébrité
dans toute l'Italie, fut conçue. Hasard
malveillant ou lassitude du créateur, jamais le bronze
n'immortalisera cette
création: la maquette fut engloutie dans la rage
destructrice des français
envahisseurs et seuls de nombreux croquis viennent témoigner
de ces
quinze années d'activité autour du grandiose mais
fantomatique monument. Cet inachèvement, bien dans la
façon de Léonard, est un échec pour
le
sculpteur et l'ingénieur, mais reste un triomphe pour le
dessinateur.
D'autres formes d'expression ont permis à Léonard
de donner à voir son génie.
Arts éphémères dont seuls les
échos nous permettent de penser que là
aussi il pouvait exceller. Chorégraphe, il était
recherché pour l'organisation des fêtes de cette
renaissance libertine. Costumier, son imagination et sa
méticulosité lui permirent la
réalisation de divers apparats originaux.
Plus "sérieuses" semblent être les bases qu'il a
jetées sur la science de l'art.
Meizi, le compagnon de la fin de sa vie, parvint à extraire
de la fourmilière
des notes léonardesques, le traité de la
peinture, paru seulement en 1817. Des conseils nombreux, peu
organisés jalonnent ce traité.
Quel
démon
poussait Léonard à réunir ces
recommandations
diverses, ces éléments de technique, au milieu
d'études sur le vol des oiseaux ou sur l' architecture? Le
terme
de traité parait prétentieux tant les remarques
semblent
disparates et mal organisées. Sa forme et son expression
tendraient à montrer qu'il était pourtant
réellement destiné aux peintres, à
"Ceux qui sont
amoureux de la pratique sans avoir la science, (qui) sont comme le
pilote qui monte à bord sans gouvernail et sans compas et ne
sait jamais avec certitude ou il se dirige."
Ses conseils portent sur la forme "...il faudrait montrer les
vieillards avec leurs mouvements lents, maladroits, les jambes
courbées au genou quand ils se tiennent
debout...l'échiné pliée bien bas...il
faudrait
représenter les femmes dans des attitudes modestes, jambes
serrées, bras croisés, la tête
baissée et
penchée de coté..." Il peuvent être
plus
techniques: "lorsqu'il faut dessiner d'après la nature, il
convient de se tenir à une distance égale
à trois
fois la dimension du sujet à dessiner" ou encore "tout objet
opaque qui est incolore emprunte la couleurs de ce qui lui est
opposé comme c'est le cas d'un mur blanc..." (1)
Mais en définitive ce traité parait bien
dérisoire
face à l'oeuvre artistique de Léonard: Eisler
montre bien
que si il avait suivi les principes de son traité
Léonard
n'aurait jamais pu nous donner les oeuvres dont nous nous
réjouissons. Ce traité si difficile
d'exploitation de par
son manque d'organisation demeure portant une pierre de touche sur
laquelle plusieurs artistes se sont penchés et se penchent
toujours. Sans doute devait-il contribuer au projet ambitieux de
Léonard: la réhabilitation de la peinture comme
art
à part entière et même parfois comme
science,
science de l'observation dont il fut sans doute le plus grand
prophète.
Inventions et projets
techniques.
Mais cet artiste hors pair consacra également une grande
partie
de son temps aux travaux d'ingénieur. Spécialiste
en
génie militaire, il conçut pour Sforza et la
défense de Milan des machines de guerre
révolutionnaires;
on trouve même dans ses traités le projet d'un
char
d'assaut fermé, activé, par pédalage,
ancêtre de nos chars modernes. Les études qu'il
consacra
à l'artillerie et à la balistique
amenèrent
Léonard à revoir l'architecture militaire
traditionnelle,
désormais confrontée à de nouvelles
armes à
feu.
Il montra qu'il devenait indispensable d'augmenter
l'épaisseur
des murailles et de définir l'angle d'incidence des
projectiles.
Cela le conduisit à proposer de réduire la
hauteur de
l'ensemble des ouvrages défensifs au point de les enterrer
ou de
les immerger en partie, et d'arrondir les angles des fortifications
afin d'amortir l'impact des projectiles. Les études sur la
forteresse circulaire du Codex Atlanticus représentent
l'aboutissement de ces travaux.
Mais les techniques de guerre n'étaient pas les seules
à
captiver son intérêt. Ses écrits
recèlent
d'innombrables projets d'inventions de tous ordres allant de la machine
volante aux chaussures aquatiques, auxquelles les palmes de
plongée actuelles ressemblent fort, sans oublier toutes les
améliorations proposées pour les outils de
métier.
Léonard également fit montre de talents
d'urbanistes et
d'architecte. Il proposa d'entourer Milan d'une enceinte
supplémentaire. L'esquisse extraite du Codex Atlanticus nous
révèle un plan conçu comme une vue
aérienne
de la ville, perspective de dessin encore inconnue à cette
époque. Après l'épidémie de
peste qui
sévit dans la ville en 1484-1485, Vinci proposa au More de
désagréger le réseau urbain, trop
dense et
insalubre. Il élabora les plans d'une ville
idéale,
bâtie au bord d'un fleuve, avec des rues larges,
destinées
les unes aux véhicules et les autres,
surélevées,
aux piétons. Ses talents d'architecte apparaissent notamment
dans le manuscrit B, que certains considèrent comme une
ébauche de traité d'architecture. On y trouve de
nombreuses études pour des édifices à
plan
central, l'une des conceptions architecturales favorites de
Léonard. Mais aussi, des projets plus techniques comme celui
d'une écurie équipée d'un
système de
remplissage automatique des mangeoires. Il travailla
également
aux plans de la cathédrale de Milan et en particulier aux
projets d'édification de la tour lanterne du dôme
pour
laquelle depuis 1390 on cherchait un moyen de soutenir la masse de la
coupole, sans y parvenir. Léonard soumit ses plans au duc
puis,
doutant de lui, les retira.
Pendant son séjour à Milan, on sait que Vinci
s'intéressa aussi aux mathématiques et
à la
géométrie appliquée. Il se pencha
également
sur les problèmes de physique, d'astronomie et d'optique,
effectua des études de géologie et de
cartographie. Il
semble avoir été émerveillé
par l'eau en
général: il étudia attentivement ses
mouvements et
ses propriétés et conçut de nombreux
projets
visant à détourner les fleuves de leur cours ou
à
les relier entre eux, ou encore à irriguer une
vallée. On
raconte qu'il lui arrivait de passer des heures accroupi
près
d'un fossé, l'oreille collée à un
tuyau
enfoncé dans l'eau, écoutant les sons
émanant de
l'onde. Les dessins représentant le déluge
attestent,
sous une autre forme, de cette fascination.
Les
sciences naturelles.
Les sciences naturelles ont également capté la
curiosité de Léonard, peut-être en ce
sens qu'elles
s'imposent d'emblée à l'attention, le monde qui
entoure
chacun ne cessant de poser de multiples questions, exhibant avec
insistance une énigme qui elle-même ne pourra
qu'interroger toujours plus. L'infini de l'univers ne se laisse
épuiser et jette à la face du chercheur un
défi
qu'il ne peut que relever, car c'est bien de défi dont il
s'agit
ici pour Léonard.
Il s'intéresse au soleil comme à la lune mais
surtout
à la terre dont il cherche à définir
la place dans
le cosmos. Pour lui, la terre est comme un être vivant dont
le
corps est "de la nature du poisson, comme le cachalot ou la baleine,
car elle respire de l'eau au lieu de l'air". Il tente d'expliquer la
formation des montagnes et des vallées et, à
partir d'un
sac de fossiles que lui ont vendu des vilains, en arrive à
la
conclusion que "sur les plaines d'Italie où volent
aujourd'hui
des nuées d'oiseaux vivaient jadis des multitudes de
poissons".
Ce qui lui permet de marquer son désaccord avec le
déluge
biblique en posant qu'"aucun miracle ne peut modifier les lois de la
nature". Déclarations sans grand danger à
l'époque
car si la Sainte Inquisition existe bel et bien, elle est encore loin
des ardeurs de la contre réforme et ne consacre son temps
qu'aux
survivances païennes des sorciers campagnards.
La zoologie et la botanique sont également dans les
préoccupations de Léonard mais à la
différence de la géologie où une
ébauche de
recherche originale avait commencé, il se contente de
descriptions et d'idées reçues. Dans son
bestiaire, les
animaux incarnent les vices et les passions humaines où
reprennent les superstitions en usage à l'époque,
sans
une once de critique. Il cite ainsi le basilic qui tue ses ennemis par
le regard et le calendrin qui détourne la tête si
on le
place au chevet d'un malade condamné. La contribution
majeure de
Léonard ne se situe donc pas en ce domaine.
En revanche, les sciences que sont l'anatomie et la physiologie
humaines lui doivent davantage. Il se montrera un chercheur
enthousiaste que n'arrêteront ni la réprobation
s'attachant à la pratique de la dissection, ni les dangers
d'infection qu'il ne convient pas de minimiser. A la fin de sa vie,
Léonard avouera avoir disséqué "plus
de trente
cadavres d'hommes et de femmes". La dissection, souvent sur des
cadavres encore chauds, lui permet une description fort
complète
de l'anatomie osseuse et musculaire, mais aussi une ébauche
de
compréhension de la physiologie du corps humain.
A ce sujet, il nous parait utile de montrer comment Léonard
parle de ses travaux d'anatomie:
"Et ce vieillard, quelques heures avant sa mort, me dit qu'il avait
plus de cent ans et qu'il ne ressentait aucun maux dans sa personne en
dehors de la faiblesse; et ainsi se tenant assis sur un lit de
l'hôpital de Santa Maria Nuova à Florence, sans
autre
mouvement ou symptôme de malaise, il sortit de cette vie.
Et j'en fis la dissection, pour voir la cause d'une mort si
douée et je trouvais qu'il s'était
éteint par
manque de sang dans les artères qui nourrissent le coeur et
les
membres inférieurs, que je trouvais parcheminés,
ratatinés et desséchés.
Et je fis cette dissection très rapidement et avec une
grande
facilité, parce qu'il était
dénué de la
graisse et des humeurs qui nuisent assez à la connaissance
des
parties" (Anat. B-10 V)
Cette citation montre bien tout le soin et le sérieux avec
lesquels Léonard poursuit ses recherches mais elle indique
également le sadisme d'un homme qui discute au chevet de ses
"futurs disséqués" en attendant leur
trépas pour
assouvir sa curiosité scientifique.
Ses dessins de la disposition osseuse et musculaire sont remarquables
et encore utilisables à ce jour, ceci sans
préjuger de
leur intérêt artistique qui sort de notre propos.
Ses
travaux le conduisent aussi à la description de la vie
foetale,
il observe le développement de l'enfant dans le liquide
amniotique et le compare à une terre émergeant
peu
à peu de la mer. Il en étudie la position, les
organes et
les vaisseaux sanguins. Cependant il ne remet aucunement en question
les idées populaires associées à la
naissance,
comme par exemple la relation entre les émotions de la
mère et la présence de marques chez l'enfant.
C'est à l'occasion de son étude sur le coeur
qu'il
passera le plus près d'une découverte
fondamentale en
physiologie, à savoir la circulation sanguine. Dans cette
étude, il se réfère à ses
recherches sur
l'hydraulique et l'écoulement des eaux. Il s'oppose
à la
théorie pneumatique de l'érection qu'il attribue
à
la pression sanguine. Il dégage bien le rôle de
pompe
qu’assure le coeur mais ne peut arriver à
interroger la
véracité de la théorie en cours selon
laquelle le
sang s'écoulerait toujours vers la
périphérie du
corps à travers les veines et les artères.On peut
donc
dire en conclusion que les centres d'intérêt de
Léonard étaient fort nombreux et si divers qu'il
nous
parait vain de vouloir les re-cancer: disons que tous les domaines de
la science ont été abordés par lui. et
que ses
notes en miroir reflètent bien des découvertes
des temps
modernes. Toutefois, cet investigateur génial semble
être
un chercheur d'une étrange espèce: dès
que le but
parait se rapprocher, il abandonne ses investigations et se passionne
pour autre chose. A regarder son oeuvre scientifique de plus
près, on s'aperçoit qu'il n'a laissé
aucune
théorie scientifiquement valable, qu'il n'a écrit
aucun
traité susceptible de transmettre et de renouveler un
savoir,
que ses réalisations techniques, plus inspirées
que
calculées, semblent destinées à avoir
le
même destin que ses tableaux: rester dans la
mémoire des
hommes comme des objets uniques et irremplaçables. Or, ce
qui
est bon pour la peinture et l'art en général,
devient un
handicap lorsqu'il s'agit de savoir et de transmission scientifique.
Léonard et la
raison.
Le rapport que Léonard entretient avec la science est donc
loin
d'être simple: malgré d'indéniables et
courageuses
découvertes en anatomie, malgré des
études et des
réalisations en géologie, en urbanisme et en
hydraulique,
enfin malgré un savoir étendu en
mathématique,
Léonard n'a, à vrai dire, rien
légué ou
presque au patrimoine scientifique de son temps. C'est à
dessein
que nous employons cette expression "patrimoine" signifiant
"héritage qui vient du père", le langage nous
rappelant
ainsi combien la démarche scientifique est
étroitement
liée à la fonction paternelle.
Etre de mystère, Léonard nous offre entre autre
l'énigme d'un homme qui a anticipé de multiples
découvertes et applications de la science moderne, sans
jamais
pouvoir en formuler une seule dans les termes requis: ou bien il
accumule, selon un ordre capricieux, des observations
pénétrantes mais ne peut. ou ne veut.
systématiser
son travail, ou bien il est capable d'une observation
méthodique, celle du mouvement par exemple, mais c'est au
moment
de la conceptualisation qu'il échoue. (Ne pouvant
déboucher sur la physique de l'étendue - c'est
à
dire - d'un objet mathématique posé à
priori et
re-présentant l'espace où se meuvent les objets -
il
donnera une théorie fausse du plan incliné).
On voit donc que, bien qu'il tempère son souci du concret
par
l'importance qu'il accorde aux mathématiques comme paradigme
de
la connaissance scientifique, Léonard n'est capable ni de
formaliser ni de transmettre 1' énorme savoir qu'il semble
se
plaire à accumuler pour lui seul.
Nous reviendrons plus loin sur cette impossibilité
à
transmettre le savoir, décelable en particulier dans l'oubli
où tombèrent ses seules découvertes
indubitables,
à savoir ses planches d'anatomie; mais pour l'instant,
attardons
nous à ce pas que Léonard ne peut franchir: celui
de la
formalisation.
Pourquoi cet amoureux de la nature, qui sait si bien la regarder, qui
ose si courageusement l'interroger, échoue-t-il au moment de
la
mettre en signes? Ce n'est pas une question de manque d'audace dans
l'observation, ni même dans la réflexion. Freud,
parmi
d'autres, insiste sur la puissance et la liberté de
curiosité de Léonard, sur son activité
investigatrice qu’il qualifie "du plus haut
épanouissement
de sa personnalité". Il s'agit donc d'autre chose, de ce
mouvement qui passe de la collection d'observations à
l'énoncé d'une loi. "Formaliser" nous apprend le
dictionnaire, signifie "axiomatiser" et désigne "l'acte
mental
aboutissant à la création d'un schéma
abstrait".
La formalisation nécessite bien un travail, celui qu'il faut
accomplir pour parvenir à la métaphore
scientifique.
Mais cette métaphore, pourquoi Léonard en est-il
incapable? Et tout d'abord qu'est-ce qu'une métaphore
scientifique? Quelle démarche la science suit-elle face
à
cette nature que Léonard, de l'aveu même de Freud,
considère comme une mère dont il veut
connaître
tous les secrets?
Nous nous posions toutes ces questions lorsque nous sommes
tombés par hasard (mais y a-t-il vraiment un hasard?) sur
l'article d'Isabelle STENGERS intitulé "Comment parler de
nouveau en physique?". Cet article, paru dans le dernier
numéro
de la Nouvelle Revue de Psychanalyse (2), s'intéresse
principalement à l'épistémologie de la
physique
contemporaine, c'est pourquoi nous ne nous attarderons pas sur le corps
de son propos. STENGERS est à priori bien loin des concepts
analytiques puisqu'elle est chimiste. Elle a écrit avec Ilya
PRIGOGINE, prix Nobel en 1977, un livre qui s'appelle "La nouvelle
alliance" et qui traite du même sujet (3).
L'article en question répond à nos interrogations
ou pour
le moins nous indique la piste à suivre: STENGERS remarque
que
la catégorie de la connaissance scientifique est
née avec
le principe de raison suffisante: à savoir l'axiome que
Leibnitz
énonce en ces termes: "L'effet intégral peut
reproduire
la cause entière ou son semblable". Dit autrement, il
signifie
que. si l'on suppose abolies toutes les perturbations, jamais aucun
effet ne peut être supérieur à sa
cause, bref. que
jamais de l'incompréhensible ne peut surgir.
Ce principe, STENGERS le critique à juste titre: le
développement de la science montre de plus en plus que seul
Dieu
pourrait considérer le monde comme une équation,
comme un
phénomène entièrement
déterministe. Pour le
scientifique, tout se passe comme si parfois la nature se
décidait au hasard, créait un effet
imprévu dont
les causes demeurent à jamais obscures.
On voit donc que ce principe de raison suffisante, soit force le
scientifique à se prendre pour Dieu (et la caricature du
scientisme incarné par le pharmacien HOMAIS en est un
exemple),
soit conduit à sa propre négation: il faut
accepter le
surgissement de l'inconnu, du nouveau, de l'inattendu. Ce n'est pas
pour autant que ce principe est abandonné par les
scientifiques:
toutes ces questions, qui font la trame du livre de PRIGOGINE et
STENGERS ainsi que celle de l'article cité. Chaque homme de
science y répond selon sa propre conception du monde. Mais
il v
a une chose dont il ne démordra jamais, en tout cas s'il
veut
rester scientifique, c'est qu'une fois surgi, ce nouveau va devoir se
plier au travail scientifique, va devoir obéir au principe
de
raison suffisante, bref va devoir se plier à des lois -
même si pour exprimer ces lois le calcul des
probabilités
devient l'outil indispensable.
Nous touchons là, à un niveau plus profond, ce
qui fait
l'essence et la possibilité de la démarche
scientifique:
le monde, la nature, est considérée comme un
objet "fait
pour" être compris avec les instruments de la science. En
d'autres termes la nature doit répondre aux questions du
chercheur et si elle ne le fait pas, ce n'est pas par mauvaise
volonté mais parce que la question était mal
posée. Ce n'est plus la Sphinge qui questionne
mais Oedipe
qui l'interroge et se dit qu'en réfléchissant un
peu il
finira bien par comprendre ce qu'elle veut.
Ce pari, cet axiome, cet état d'esprit face à la
nature
peut paraître incroyablement naïf mais les
réussites
de la science sont là pour indiquer sa part de
vérité; à l'inverse, il peut
paraître aller
de soi (notamment dans le discours scientifique d'où le
sujet
est exclu et qui offre une vision mathématique du monde). Et
pourtant, il n'a cessé d'intriguer les plus grands savants:
Leibnitz que nous citions tout à l'heure, s'interrogeait
déjà sur la plausibilité de ce
jugement qui veut
que la nature réponde aux questions de l'homme. Il n'est
d'ailleurs pas sans intérêt de noter que ses
réflexions le conduisent à s'interroger sur Dieu.
Nous ne
pensons pas qu'il faille v voir uniquement la marque de son
siècle, nous y reviendrons par la suite. Plus
récemment,
un autre savant, Einstein, s'émerveillait de ce principe:
comme
le dit LACAN "il (Einstein) rappelait sans cesse que le Tout-puissant
est un petit rusé, mais n'est certainement
malhonnête."
C'est d'ailleurs, remarque LACAN, la seule chose qui permette de faire
de la science.
Nous venons de développer, peut-être un peu
longuement,
l'attitude du scientifique face à la nature. Cela nous a
paru
nécessaire car nous pensons que c'est bien cette attitude
que
Léonard refuse, ce qui l'empêche d'être
un
véritable savant. Ce principe de raison suffisante, il ne
l'accepte pas: pour lui, la nature est pleines d'infinis secrets que
jamais l'homme ne pourra percer. On pourrait croire le contraire
puisqu'il note dans ses carnets: "Dans la nature il n'y a aucun effet
sans cause." (4) Voilà qui semble en parfait accord avec le
principe de raison suffisante, mais Léonard s'empresse
d'ajouter: "une fois que la cause est comprise il n'est pas
nécessaire de la vérifier par
l'expérience." et
par cette fin de phrase il démontre qu'il est à
cent
lieues de Galilée, pourtant presque son contemporain et qui,
même s'il baisse la tête devant
l'église, n'accepte
comme maître que les faits. Aux froides
démonstrations de
la méthode expérimentale, Léonard
oppose une
connaissance intime de la nature, fondée sur l'intuition.
Enfin une autre phrase de Léonard vient corroborer notre
opinion: "La nature est pleine d'infinies raisons qui ne furent jamais
dans l'expérience" A la raison suffisante il oppose et
préfère les mille désirs secrets d'une
nature
toute-puissante. On peut certes proposer d'autres
interprétations à cette phrase, en particulier
nous
interroger sur l'effet qu'elle produit sur FREUD qui la cite en point
final de son livre. Retenons pour l'instant que Léonard
s'oppose
en tout point au scientifique: tandis que ce dernier est en position de
domination sur une nature qu'il soumet à la question,
Léonard reste dans une totale soumission face à
elle;
à l'inverse, alors que le savant est inquiet dans sa
démarche, qu'il doit vérifier sans cesse le
bien-fondé de ses hypothèses, Léonard
se
repaît de la vue d'une nature qui le comble et
l'émerveille, comme si un lien secret l'unissait au monde et
calmait toute son angoisse.
Bref alors que la démarche de la science consiste
à
nommer le monde, et qui plus est sans douter que cette nomination soit
possible, Léonard reconnaît à la nature
un langage
secret que, seuls, peut-être, quelques initiés
comprennent. Le monde a sa langue, ses mystères, et il en
semble si fasciné que la science et ses
prétentions lui
paraissent dérisoires.
Comment rendre compte de cette attitude d'un point de vue analytique?
Un premier indice nous est fourni par la
référence
constante à Dieu que nous avons rencontrée aussi
bien
chez Leibnitz que chez Einstein et qui semble s'imposer dès
qu'il s'agit du savoir, du pouvoir et de la science.
Dans une de nos citations, qui en appelait déjà
à
un Tout-puissant qui ne triche pas, LACAN ajoutait que faire de la
science "C'est justement le réduire au silence, ce
Tout-puissant." (5) Un Tout-puissant à réduire au
silence, voilà qui nous évoque ce qu'il en est du
meurtre
du père et de 1' importance de ce meurtre pour la
structuration
de la psyché. C'est en effet grâce au meurtre du
père, nécessairement Père Mort comme
l'ont
montré FREUD puis LACAN, que le sujet peut prendre place
dans la
succession des générations, que le
père et le fils
se retrouvent appartenir à une même
lignée. Cette
métaphore paternelle, cette nomination nous la retrouvons
à la base de la démarche scientifique: le
principe de
raison suffisante en appelle bien à un garant de
l'intelligibilité du monde.
Ce garant, celui par qui le sens advient, est évidemment
mythique. Sinon, les scientifiques se verraient obligés
d'être tous croyants, ce qui est loin d'être le
cas. Pour
notre part, nous le mettrions sur le même plan que le
père
de la horde primitive que FREUD suppose à l'aube des temps
historiques. Le meurtre de ce père, le passage du
père
idéalisé au père mort dirait ROSOLATO,
permet la
séparation au départ entre le symbolique et le
réel qui est l'acte de naissance de la pensée
scientifique moderne. L'expérience est alors mise
à
l'épreuve des termes et non l'inverse: ces termes peuvent
être aussi bien la formule de la gravitation universelle, que
le
fameux E=Mc2 d'Einstein, ou encore les topiques successives de FREUD.
Le fait qu'il s'agisse dans le premier cas de sciences exactes et dans
le second de sciences humaines ne doit pas nous induire en erreur: la
physique parle avec le signifiant mathématique, ce qui
permet
une totale désubjectivation du discours scientifique; il
n'en
est pas de même avec la psychanalyse qui, travaillant avec et
sur
le langage, ne peut échapper à sa loi: le fait
qu'il n'y
ait "pas de métalangage" oblige à refaire pour
soi-même le parcours de FREUD. Mais au-delà de ces
différences nous voulons souligner la profonde
communauté
de démarche qui anime aussi bien FREUD que Einstein. Ce
travail
dialectique entre la métaphore de l'hypothèse et
la
métonymie de la vérification n'est rendu possible
que par
cette métaphore première, fondamentale qui donne
un sens
accessible au monde, qui fait du père
idéalisé
(autre version de la mère phallique) un père mort
garant
d'une loi.
A notre avis, c'est bien cette métaphore paternelle qui pose
problème à Léonard et qui
l'empêche ainsi
d'être un véritable scientifique. Loin de nous
l'idée de supposer chez lui une quelconque forclusion du
Nom-du-Père: comme le rappelait R.DOREY, Léonard
est le
paradigme de la personnalité normale, tout au moins
névrotico-normale comme le dirait WINNICOTT.
Mais ce défaut d'individuation. si perceptible dans toute
son
oeuvre et en particulier dans ses peintures, l'empêche de
prendre
la distance nécessaire au travail scientifique par rapport
à la mère-nature. Il lui manque ce
troisième terme
qui lui permettrait de ne plus se mirer dans les yeux du monde mais de
tenter de l'expliquer. Il reste prisonnier d'une relation
spéculaire avec la nature et préfère
le culte des
déesses-mères au récit de la
Genèse, dont
il sait d'ailleurs si bien se moquer.
Cette nature qui l'aime tant le lui rend bien: grâce
à ses
dons il peut la peindre et la glorifier et s'il échoue dans
le
travail scientifique dont nous parlions
précédemment,
Léonard excelle en revanche dans ce que ROSOLATO nomme
l'oscillation métaphoro-métonymique et qui est
selon lui
le propre de la création artistique. Pas de
dépassement
ni d'élaboration mais une transgression d'où
jaillit le
plaisir artistique. Léonard artiste, certainement;
Léonard savant, sûrement pas.
Mais d'au vient cette incapacité de Léonard
à
"utiliser" son père? Nous pensons, suivant en partie l'avis
de
FREUD sur ce point, que c'est à la fois par
déception et
révolte, mais aussi à cause d'un secret
mépris.
Déception et révolte, sa biographie nous les
explique;
bien que les bâtards eussent droit à cette
époque
à une certaine reconnaissance, Léonard semble
avoir
souffert toute sa vie de son illégitimité. On
peut
même se demander si cette étiquette
quasi-officielle de
bâtard n'a pas contribué encore plus à
séparer Léonard de son père en
inscrivant dans le
social sa marginalité, paraphant ainsi le décret
qui
l'éloignait à tout jamais de son
géniteur.
Quoiqu'il en sait, cette illégitimité
proclamée a
marqué Léonard: nous n'en voulons pour preuve que
l'acharnement qu'il mettra à défendre
l'héritage
reçu de son oncle face à la colère des
autres
membres de la fratrie, étant, eux. enfants
légitimes.
Ce père ne s'était pourtant pas
désintéressé de lui: c'est dans la
maison du
grand-père paternel que Léonard sera
baptisé.
C'est à l'âge de cinq ans que Léonard
apparaît sur les livres d'impôts de ce
même
grand-père. Sans que nous puissions en avoir la certitude,
cela
permet de supposer que c'est dans cette maison que Léonard
passa
sa petite enfance, hypothèse d'autant plus vraisemblable que
ses
parents, donc sa mère Caterina, s'étaient
mariés
chacun de leur coté l'année même de sa
naissance.
Livré aux mains de Donna Albiera et sa grand-mère
paternelle, Léonard passe ses premières
années
sans aucun rival puisque sa mère adoptive mourra en couches
quand il avait douze ans. Son père est
déjà
lointain par son nom, sa richesse, son métier, qui le fait
sans
cesse voyager et surtout par sa volonté, qui finira par
aboutir,
d'avoir un fils légitime. A ce propos, nous sommes de l'avis
D’EISSLER qui voit dans ce qui a peut-être
été un passage à l'acte homosexuel de
Léonard (à 24 ans) une tentative d'atteindre son
père par le scandale. Expression d'un dépit
vengeur;
c'est en effet la même année que Ser Piero a
obtenu de son
troisième mariage, l'héritier mâle
légitime
qu'il appelait de ses voeux. Le manque d'intérêt
du
père pour le fils, l'absence de caresses et de tendresse
font de
Léonard un amoureux déçu de son
père et
contribue, comme le suggère FREUD, à le pousser
vers
l'homosexualité.
Mais nous disions également secret mépris pour
son
père. Mépris reposant sur l'illusion de l'avoir
supplanté dans le coeur de la mère. La
"suprême
félicité" que Léonard a connu dans ses
premières années n'est pas sans rappeler le
fantasme de
l'obsessionnel, à savoir que le père a
été
tué, la mère possédée, ce
qui rend sans
raison l'angoisse de castration mais laisse subsister une
culpabilité inconsciente. Certes Léonard n'est
pas un
obsessionnel et les traces de culpabilité que FREUD et
EISSLER
décèlent chez lui sont négligeables
face à
celles du véritable névrosé.
Toutefois, nous avons de bonnes raisons de penser que
Léonard
partage avec l'obsessionnel le jugement cassant que ce dernier porte
sur son père: ce n'est pas celui-ci qui est l'objet du
désir de la mère mais le fils. Enfant-Dieu qui
comble le
manque maternel, petit Jésus qui relègue son
père
véritable aux besognes de l'intendance. Plus que les
répétitions ou les erreurs de date que l'on peut
trouver
dans les carnets de Léonard lors de la mort de son
père,
ce qui nous pousse à parler ainsi c'est sa
démarche de
pensée lorsqu'il s'intéresse à un
problème
scientifique ou artistique. Il est frappant de constater combien cette
pensée peut s'enfoncer dans une recherche sans fin
dès
qu'un sujet la captive. Recherche paralysante, obsédante,
stérile en fin de compte, comme nous avons essayé
de le
montrer. Lorsque FREUD remarque que chez Léonard,
"l'investigateur ne laissa jamais la carrière tout
à fait
libre à l'artiste (...) et peut-être finit-il par
l'étouffer" (6) il montre bien l'aspect
véritablement
obsessionnel de la pensée léonardesque: cette
pensée qui doit tout savoir et tout contrôler
avant de
pouvoir agir, et qui donc n'agit jamais, cette pensée qui
vise
la totalité et remonte sans cesse aux origines du savoir
pour
décréter ses propres lois, cette
pensée achoppe
dès qu'il s'agit de se poser véritablement en
père. Car pour être père il faut
accepter
d'être fils, il faut accepter d'être un maillon de
la
chaîne des générations et non
l'être unique
qui vient doubler une mère-nature toute-puissante. Freud
insiste
sur le fait que Léonard "échappe dans sa
première
enfance à l'intimidation par le père". Il
explique ainsi
son "incroyable liberté intérieure face aux
chaînes
de l'autorité". Il nous semble qu'il oublie ce que
lui-même nous a appris: que sans cette intimidation et son
dépassement il ne peut y avoir de solidité
psychique, que
ce père qu'il faut tuer est à la base de la
pensée
rationnelle.
Soumis à une séduction précoce et
intrusive, voire
traumatisante, de la part d'une mère trop tendre et trop
passionnée, Léonard ne peut voir en son
père qu'un
fantôme évanescent, tout-puissant dans sa loi mais
bafoué dans son désir. Père
présent mais
inaccessible, si lointain qu'il ne pourra jamais l'affronter; ce
père qui manque contribue à la double dimension,
perverse
et obsessionnelle, que l'on peut déceler chez
Léonard.
Léonard,
Sigmund et les autres.
Un dernier point mérite d'être
souligné, à
propos de la différence entre la démarche de
Léonard et celle du savant; le chemin que suit le
scientifique
représente un affrontement avec l'angoisse. FREUD ne sera
jamais
satisfait de son "échafaudage" théorique, c'est
ainsi
qu'il appelle sa métapsychologie; il passera toute sa vie
à la modifier, la bouleverser, la reconstruire. De la
même
façon, aucune théorie physique ne peut
prétendre
détenir une vérité absolue.
L'échec de la
théorie dite "unitaire" d'EINSTEIN en est un exemple parmi
d'autres. Cette profonde humilité devant le monde est le
prix
à payer pour en connaître des
vérités
partielles mais où la raison puisse s'accrocher fermement.
Cette
humilité manque à Léonard qui, lui.
voulait
atteindre le savoir absolu, celui qui aurait réuni l'art et
la
science dans une totalité qui n'est pas sans rappeler la
vision
d'un GRODDECK (ou d'un JUNG) dans le domaine de la psychanalyse.
Cette vision totalisante du monde, cette vision qui ne laisse aucune
place au manque, est rendue possible chez Léonard,
précisément par son extraordinaire
capacité
visuelle. Nous espérons avoir montré combien il
était loin d'être un véritable
scientifique, mais
nous ne voulons en aucun cas dénigrer ses incomparables
qualités d'observateur, universellement reconnues. Nous
pensons
d'ailleurs que ce sont ces qualités qui ont permis
à
Léonard, grâce à ses remarquables
observations
scientifiques, d'être pris. au point d'y croire
lui-même
pour un savant.
Ce génie visuel, que d'aucuns présentent
même comme
un visionnaire, avait un coup d'oeil d'une rapidité
exceptionnelle. Il pouvait, rien qu'en regardant, décomposer
le
mouvement d'un oiseau en plein vol, ou celui de l'eau qui tourbillonne,
avec une exactitude et une précision que seul l'apport des
techniques cinématographiques a permis d'étudier
ensuite.
Il était d'ailleurs tout à fait conscient de ses
extraordinaires capacités visuelles et de leur importance
essentielle pour ses recherches. Ainsi il écrivait: " A
celui
qui perd sa vue échappe la vision et la beauté de
l'univers, et on peut le comparer à un homme
enterré
vivant dans une tombe où il pourrait se mouvoir et
survivre." (7)
Autrement dit, le propos de Léonard ne serait-il pas
plutôt celui de voir que celui de savoir?
La pulsion de savoir, dit FREUD dans les "Trois essais sur la
théorie de la sexualité": "correspond d'une part
à
un mode sublimé de l'emprise, d'autre part, elle travaille
avec
l'énergie de voir." (8) Le terme "d'emprise" pose un
véritable problème car comme l'a
souligné R.DOREY,
l'expression allemande Bemàchtigungstrieb "est une notion
très ambiguë" (9). Ou bien FREUD en parle comme une
pulsion
spécifiquement non sexuelle, ou bien. au contraire il y voit
un
avatar de la pulsion de mort, dont on sait qu'elle s'allie à
la
pulsion sexuelle. Quoiqu'il en soit nous retiendrons avec R.DOREY que
cette notion d'emprise doit être située "dans le
cadre
d'une opposition rigoureuse avec le concept de maîtrise."(10)
Emprise ou maîtrise, c'est en effet toute la
différence
entre la relation de Léonard avec la nature et la relation
du
savant avec le monde.
Chez Léonard nous avons souligné une hypertrophie
de
l'activité scopique qui au même titre que ses
activités techniques, nous semble être au service
d'une
véritable emprise sur la nature.
A titre d'anecdote, on peut citer la remarque de Marie BONAPARTE qui
rapproche un feuillet de Léonard (où un dessin de
la main
droite voisine avec des propos exprimant son
dégoût pour
les organes génitaux) de l'opinion de FREUD selon laquelle
il
existe un rapport d'étayage entre la pulsion d'emprise et
l'utilisation de la main dans la masturbation masculine.
Mais d'une façon plus structurale nous envisagerons
l'emprise
chez Léonard en relation avec sa problématique
obsessionnelle, déjà
évoquée par FREUD,
tant au niveau de son extrême sensibilité
qu'à
celui d'une agressivité directement exprimée dans
ses
dissections "à chaud" ou dans l'étude
physionomique des
condamnés à mort. Nous ne pouvons pas nous
empêcher
de mettre en relation le propos de François GANTHERET,
concernant 1'emprise, "vecteur portant sur la scène du monde
extérieur le débat intestin". avec une des farces
favorites de Léonard qui consistait à gonfler des
intestins d'animaux jusqu'à ce qu'ils remplissent la
pièce et effrayent les convives. La relation d'emprise peut
se
définir schématiquement comme une atteinte
portée
à l'autre en tant que sujet désirant. Sa tendance
fondamentale est de ramener l'autre à la fonction d'objet
entièrement assimilable; il s'agit là d'un
mouvement
défensif face à l'angoisse suscitée
par le manque
d'objet.
Concernant Léonard, il semble qu'on puisse expliquer la
prépondérance de la vision dans ses recherches en
faisant
une analogie assez rapide entre la mère et la nature. La
nécessité qu'il a de tout comprendre de ce qu'il
peint,
évoque une volonté d'appropriation totale de
l'objet, une
volonté d'emprise sur le monde qui rappelle l'emprise
exercée sur lui par la mère trop aimante de son
"Souvenir
d'enfance..."
Nous comprenons mieux ainsi pourquoi une réelle
démarche
scientifique était impossible à
Léonard: elle
aurait exigé une véritable médiation
par l'imago
paternelle, que l'amour pressant de Caterina ou Dona Albiera, peu
importe, avait rendue trop lointaine. L'investigation
acharnée
du monde chez Léonard, devenue envahissante au point de
porter
préjudice à sa création artistique,
serait
davantage à interpréter comme une
modalité
défensive visant à occulter le manque d'objet,
plutôt que comme une authentique recherche scientifique. Nous
n'en voulons pour exemple que son incroyable indifférence
envers
l'invention de l'imprimerie.
La
transmission chez Léonard et chez FREUD.
On ne peut qu'être étonné de la
nonchalance avec
laquelle Léonard a considéré
l'imprimerie: il l'a
rarement mentionnée dans ses feuillets, le plus souvent pour
la
dénigrer. Comment n'a-t-il pas pressenti l'importance de
cette
découverte, voilà une énigme de plus!
On aurait pu
penser qu'un inventeur tel que lui verrait dans cette nouvelle
technique la fabuleuse possibilité de rendre publiques ses
découvertes, de les transmettre. Mais en fait, quel destin
Léonard réservait-il à ses
écrits?
Recherchait-il un interlocuteur digne de ses confidences? Celui-ci
pourrait n'être que lui-même, comme le
suggère
l'écriture en miroir et l'emploi du pronom de la
deuxième
personne? Ou bien avait-il un projet d'enseignement, ce que pourrait
laisser penser les références à une
Academia
Vinciana qui émaillent son oeuvre.
Les historiens s'accordent aujourd'hui sur le fait que cette
académie n'a jamais existé, mais ils restent
partagés quant au statut de réalité
que
Léonard entendait ultérieurement lui accorder.
Statut
d'autant plus ambigu que Léonard lui-même avait
jeté sur le papier différents emblèmes
la
re-présentant. Ce débat n'est pas primordial
à
notre sens. Nous en retiendrons que Léonard, une fois de
plus,
ne peut accéder qu'à une paternité
à la
fois dérisoire et marquée du sceau de l'unique?de
l'irremplaçable dans sa singularité merveilleuse:
"La
peinture n'engendre pas une postérité infinie
comme les
livres imprimés" (11) Par cette phrase, Léonard
nous
indique son dégoût de la reproduction, qui fait
écho à sa répugnance pour les
représentations du coït. Il confirme
qu'à la
reconnaissance du désir de l'autre, il
préfère la
quiétude d'un monde clos et apaisé. Pas question
d'être père pour Léonard qui
désire tant
être fils! C'est une des différences
essentielles-les qui
l'oppose à FREUD qui, lui, a su se constituer en
père. et
même en père fondateur. Mais FREUD acceptait ce
que
Léonard refusait: exposer son oeuvre au jugement d'autrui,
se
soumettre aux lois de toute création, c'est à
dire voir
grandir, se transformer et parfois lui échapper, le fruit de
ses
recherches.
Partis du projet d'examiner l'oeuvre scientifique de
Léonard,
nous avons essayé de montrer qu'elle ne pouvait
prétendre
au statut de véritable recherche scientifique.
Léonard
s'inscrit en faux parmi les Galilée, Newton que pourtant il
annonce. Ses incroyables capacités d'observation ne
suffisent
pas à faire de lui un savant: il lui manque face au monde
l'attitude qui caractérise l'homme de science: celle qui
postule
une possible intelligibilité de l'univers,
cautionnée par
la parole d'un père. Que Léonard ne veuille pas
voir ce
père, et préfère le reflet
magnifié que lui
renvoie le regard d'une mère comblée,
voilà qui
explique et son incapacité à formaliser et
l'acharnement
stérile de son investigation.
Pourtant une question demeure: pourquoi FREUD, que nous n'avons
cessé d’opposer à Léonard,
a-t-il
été subjugué par Vinci, au point
parfois de lui
prêter des qualités illusoires? La question tourne
au
paradoxe lorsqu'on trouve sous la plume de JONES l'aveu suivant: "les
conclusions qu'énoncent FREUD (dans Un souvenir d'enfance de
Léonard de Vinci) ont très probablement
été
tirés de sa propre analyse." FREUD semblable à
Léonard? Pas sur le plan scientifique, en tout cas. Car
autant
l'un s'est affronté à cette angoisse de la perte
d'objet
et a tenté de la maîtriser à travers
son oeuvre,
autant l'autre a cherché à la masquer,
préférant contempler son reflet maternel,
tragiquement
incapable de s'arracher à son objet qui l'emprisonne. Non,
ce
qui relie Léonard et FREUD l'un à l'autre n'est
certainement pas à rattacher au domaine scientifique. Nous
pensons que le même amour de la mère les
rapproche. Car
l'oeuvre de Léonard n'est-elle pas une glorification de la
mère, toute-puissante, séductrice et
mystérieuse?
Mystère que FREUD accepte de ne pas percer
entièrement et
que Léonard est convaincu de posséder pour lui
seul.
FREUD accepte sa filiation scientifique, ce qui lui permet de se poser
ensuite en patriarche; Léonard se pose d'emblée
en fils
de Dieu mais échoue à formaliser et à
transmettre
le moindre savoir.
Nous remarquerons, en outre, que l'usage veut que l'on parle de
Léonard; celui-ci s'accommode fort bien de cette absence de
patronyme, même si les artistes de l'époque
étaient
désignés par leurs prénoms seuls. Ce
n'est pas
uniquement pour des raisons historiques que nous sommes
condamnés à parler de théorie
freudienne et de
sourire léonardesque. S'ils partagent la même
fascination
pour la mère, l'un s'en détache
peut-être pour
mieux l'aimer, grâce à la présence de
son
père. En ce sens FREUD apparaît comme le
négatif de
Léonard, comme on dit des névroses qu'elles sont
le
négatif des perversions. La nuit qui suit la mort de son
père, FREUD fait un rêve où s'inscrit
la phrase:
"on est prié de fermer les yeux." Fermer les yeux,
voilà
ce que Léonard refuse le plus au monde, voilà ce
qui le
ferait mourir. Il préfère les ouvrir tout grand
pour le
dévorer et se murer dans son refus hautain de la radicale
altérité de l'autre.
Fascination,
c'est le mot
qui s'impose dès qu'il s'agit de Léonard, mais
pour
être fasciné, il faut voir. Léonard
fasciné
par le monde. Léonard fascinant tous les grands hommes
depuis
cinq siècles. Difficile de ne pas succomber à
cette
séduction que Léonard sait si bien peindre. Nous
en avons
fait l'expérience dans notre groupe: Léonard
représente si bien la fascination de la fascination qu'il
nous a
fait succomber, nous aussi à la tentation de tout dire.
Partis
du projet de cerner sa défaillance conceptuelle, nous avons
été tout d'abord submergés par la
présentation de ses multiples investigations dans le domaine
de
la science, pour être ensuite assaillis par le flot
d'associations et de comparaisons que Léonard nous
suggérait.
Cette mission de tout comprendre qui animait Léonard a
échoué: l'art et la science resteront
définitivement séparés. Quant
à ces
recherches scientifiques, nous espérons avoir
montré
combien elles souffraient d'incomplétude. Sans doute, parce
qu'il était incapable de renoncer à sa
première et
unique passion.
Ecrit en collaboration avec: Claude ANNAVI, Françoise
BATISTA-DUARTE,
Johannes BIEHLER, Paul FELDER, Sylvie JUSTIN, Marc MOULY,
Francis
SOAVE, Gilbert THOUMYRE
(1) cité dans Roy Mc Mullen, "Les grands mystères
de la Joconde", Paris, Ed. Trévise. 1981, pg 93-95
(2) STENGERS I., "Comment parler de nouveau en physique" in N.R.P.
N° 30, pg 221-230, 1984, Gallimard, Paris.
(3) STENGERS I.& PRIGOGINE Y., "La nouvelle alliance", 1980.
Gallimard. Paris.
(4) cité dans Me MULLEN R., "Les grands mystères
de la Joconde", Paris, Ed. Trèvise, 1981, pg 207.
(5) LACAN J., "Le séminaire, livre II", pg 281, 1978, Seuil,
Paris.
(6) FREUD S., "Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci",
Paris, Ed.Gallimard. 1927. pg 12
(7) cité dans Me MULLEN R., "Les grands mystères
de la Joconde". Paris, Ed. Trévise. 1981, pg. 87.
(8) FREUD S., "Trois essais sur la théorie de la
sexualité", Paris, Ed.Gallimard. 1962. pg.90.
(9) DOREY R., "La relation d'emprise", in NRP N°24, Paris.
Ed.Gallimard, 1981, pg 138.
(10) GANTHERET F., "De l'emprise à la pulsion", in NRP
N°24, Paris, Ed.Gallimard. 1981, pg 114.
(11) cité par ROSOLATO G. "Léonard et
la
psychanalyse" in Critique N°201, Paris, Février
1964, pg 139.
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