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LES INFINIES RAISONS DE LEONARD   

Leonardo da Vinci portrait

    

    Léonard de Vinci! Depuis cinq siècles l'homme fascine et interroge tous ceux qui ont un intérêt pour l'histoire, la peinture, les sciences ou tout simplement l'humain. Reconnu comme "génie universel", "légende en son propre temps", considéré comme l'initiateur de la "haute renaissance", on retrouve son influence chez Raphaël, Fra Bartoloméo ou Andréa Del Sarto. Mais surtout, à travers les siècles se perpétue  sa trace lumineuse, chevelure de la comète, pourrait-on dire, qui impressionne, imprime sa marque sur des personnalités aussi diverses que Rubens, Prud'hon, Goethe, Valéry et Groddeck, sans omettre bien sûr Freud qui nous réunit ici.

    Cependant ce modèle de l'homme universel, du chercheur scientifique doublé d'un artiste et d'un poète, se présente à nous comme un paradoxe en tant que peintre il n'a produit qu'un petit nombre d'oeuvres, une douzaine environ dont un tiers est perdu. Sur le plan scientifique, sa curiosité insatiable l'a amené à s'intéresser, le mot est faible pour qualifier l'ardeur de Léonard, disons plutôt à se passionner furieusement pour les multiples questions que pose l'univers. Passion furieuse qui a noirci bien des feuillets, plus de trente mille, dont la moitié est perdue et sur lesquels on trouve pêle-mêle des notes relatives à l'astronomie, la géométrie, la mécanique ou la botanique. Léonard de Vinci, art et techniques de l'art.

    C'est tout de même par l'expression picturale que nous conservons de Léonard une image indélébile, particulièrement illuminée par le sourire de la Joconde. Cette image est d'autant plus étrange qu'elle s'étaye sur peu 

d'oeuvres. Cette faible productivité peut être mise sur le compte de l'angoisse qui l'habitait lorsqu'il peignait. Ses oeuvres, faites sur commande, semblent frappées d'une malédiction qui les condamne à rester inachevées. La terreur de l'imperfection menait Léonard bien loin de son propos initial, l'entraînant dans des investigations scientifiques, des observations de plus en plus minutieuses qui étouffaient sa création artistique. Ainsi, il mit dix ans à réaliser la sainte Anne. pourtant encore inachevée; de même il conservera la Mona Lisa, pour lui toujours imparfaite.

    Ce processus de création, si douloureux et si lent, sera encore plus problématique lorsqu'il s'agira pour Léonard de fresques et de sculptures. Ainsi une commande de Ludovic Sforza ne vit finalement jamais le jour. Léonard désirait, dans cette réalisation, surprendre le monde et peut-être dépasser là aussi son maître Verrochio, connu surtout par ses sculptures. Il devait réaliser une statue équestre qu'il voulait non seulement d'une beauté incomparable mais encore plus audacieuse que toutes celles jamais conçues: deux fois plus grande que les monuments existants mais surtout cabrée, les deux membres antérieurs soulevés au-dessus du sol. Après de nombreuses observations de chevaux, après de longues recherches sur la pesanteur, il dut abandonner une partie de son ambition: le cheval fougueux finit par marcher au pas!

    Dix ans après le début de son projet une maquette sans aucun doute splendide puisqu'elle lui valut la célébrité dans toute l'Italie, fut conçue. Hasard malveillant ou lassitude du créateur, jamais le bronze n'immortalisera cette création: la maquette fut engloutie dans la rage destructrice des français envahisseurs et seuls de nombreux croquis viennent témoigner de ces quinze années d'activité autour du grandiose mais fantomatique monument. Cet inachèvement, bien dans la façon de Léonard, est un échec pour le sculpteur et l'ingénieur, mais reste un triomphe pour le dessinateur.

    D'autres formes d'expression ont permis à Léonard de donner à voir son génie. Arts éphémères dont seuls les échos nous permettent de penser que là aussi il pouvait exceller. Chorégraphe, il était recherché pour l'organisation des fêtes de cette renaissance libertine. Costumier, son imagination et sa méticulosité lui permirent la réalisation de divers apparats originaux.

    Plus "sérieuses" semblent être les bases qu'il a jetées sur la science de l'art. Meizi, le compagnon de la fin de sa vie, parvint à extraire de la fourmilière des notes léonardesques, le traité de la peinture, paru seulement en 1817. Des conseils nombreux, peu organisés jalonnent ce traité.

Quel démon poussait Léonard à réunir ces recommandations diverses, ces éléments de technique, au milieu d'études sur le vol des oiseaux ou sur l' architecture? Le terme de traité parait prétentieux tant les remarques semblent disparates et mal organisées. Sa forme et son expression tendraient à montrer qu'il était pourtant réellement destiné aux peintres, à "Ceux qui sont amoureux de la pratique sans avoir la science, (qui) sont comme le pilote qui monte à bord sans gouvernail et sans compas et ne sait jamais avec certitude ou il se dirige."
Ses conseils portent sur la forme "...il faudrait montrer les vieillards avec leurs mouvements lents, maladroits, les jambes courbées au genou quand ils se tiennent debout...l'échiné pliée bien bas...il faudrait représenter les femmes dans des attitudes modestes, jambes serrées, bras croisés, la tête baissée et penchée de coté..." Il peuvent être plus techniques: "lorsqu'il faut dessiner d'après la nature, il convient de se tenir à une distance égale à trois fois la dimension du sujet à dessiner" ou encore "tout objet opaque qui est incolore emprunte la couleurs de ce qui lui est opposé comme c'est le cas d'un mur blanc..." (1)
Mais en définitive ce traité parait bien dérisoire face à l'oeuvre artistique de Léonard: Eisler montre bien que si il avait suivi les principes de son traité Léonard n'aurait jamais pu nous donner les oeuvres dont nous nous réjouissons. Ce traité si difficile d'exploitation de par son manque d'organisation demeure portant une pierre de touche sur laquelle plusieurs artistes se sont penchés et se penchent toujours. Sans doute devait-il contribuer au projet ambitieux de Léonard: la réhabilitation de la peinture comme art à part entière et même parfois comme science, science de l'observation dont il fut sans doute le plus grand prophète.

Inventions et projets techniques.

Mais cet artiste hors pair consacra également une grande partie de son temps aux travaux d'ingénieur. Spécialiste en génie militaire, il conçut pour Sforza et la défense de Milan des machines de guerre révolutionnaires; on trouve même dans ses traités le projet d'un char d'assaut fermé, activé, par pédalage, ancêtre de nos chars modernes. Les études qu'il consacra à l'artillerie et à la balistique amenèrent Léonard à revoir l'architecture militaire traditionnelle, désormais confrontée à de nouvelles armes à feu.
Il montra qu'il devenait indispensable d'augmenter l'épaisseur des murailles et de définir l'angle d'incidence des projectiles. Cela le conduisit à proposer de réduire la hauteur de l'ensemble des ouvrages défensifs au point de les enterrer ou de les immerger en partie, et d'arrondir les angles des fortifications afin d'amortir l'impact des projectiles. Les études sur la forteresse circulaire du Codex Atlanticus représentent l'aboutissement de ces travaux.
Mais les techniques de guerre n'étaient pas les seules à captiver son intérêt. Ses écrits recèlent d'innombrables projets d'inventions de tous ordres allant de la machine volante aux chaussures aquatiques, auxquelles les palmes de plongée actuelles ressemblent fort, sans oublier toutes les améliorations proposées pour les outils de métier.
Léonard également fit montre de talents d'urbanistes et d'architecte. Il proposa d'entourer Milan d'une enceinte supplémentaire. L'esquisse extraite du Codex Atlanticus nous révèle un plan conçu comme une vue aérienne de la ville, perspective de dessin encore inconnue à cette époque. Après l'épidémie de peste qui sévit dans la ville en 1484-1485, Vinci proposa au More de désagréger le réseau urbain, trop dense et insalubre. Il élabora les plans d'une ville idéale, bâtie au bord d'un fleuve, avec des rues larges, destinées les unes aux véhicules et les autres, surélevées, aux piétons. Ses talents d'architecte apparaissent notamment dans le manuscrit B, que certains considèrent comme une ébauche de traité d'architecture. On y trouve de nombreuses études pour des édifices à plan central, l'une des conceptions architecturales favorites de Léonard. Mais aussi, des projets plus techniques comme celui d'une écurie équipée d'un système de remplissage automatique des mangeoires. Il travailla également aux plans de la cathédrale de Milan et en particulier aux projets d'édification de la tour lanterne du dôme pour laquelle depuis 1390 on cherchait un moyen de soutenir la masse de la coupole, sans y parvenir. Léonard soumit ses plans au duc puis, doutant de lui, les retira.
Pendant son séjour à Milan, on sait que Vinci s'intéressa aussi aux mathématiques et à la géométrie appliquée. Il se pencha également sur les problèmes de physique, d'astronomie et d'optique, effectua des études de géologie et de cartographie. Il semble avoir été émerveillé par l'eau en général: il étudia attentivement ses mouvements et ses propriétés et conçut de nombreux projets visant à détourner les fleuves de leur cours ou à les relier entre eux, ou encore à irriguer une vallée. On raconte qu'il lui arrivait de passer des heures accroupi près d'un fossé, l'oreille collée à un tuyau enfoncé dans l'eau, écoutant les sons émanant de l'onde. Les dessins représentant le déluge attestent, sous une autre forme, de cette fascination.

Les sciences naturelles.

Les sciences naturelles ont également capté la curiosité de Léonard, peut-être en ce sens qu'elles s'imposent d'emblée à l'attention, le monde qui entoure chacun ne cessant de poser de multiples questions, exhibant avec insistance une énigme qui elle-même ne pourra qu'interroger toujours plus. L'infini de l'univers ne se laisse épuiser et jette à la face du chercheur un défi qu'il ne peut que relever, car c'est bien de défi dont il s'agit ici pour Léonard.
Il s'intéresse au soleil comme à la lune mais surtout à la terre dont il cherche à définir la place dans le cosmos. Pour lui, la terre est comme un être vivant dont le corps est "de la nature du poisson, comme le cachalot ou la baleine, car elle respire de l'eau au lieu de l'air". Il tente d'expliquer la formation des montagnes et des vallées et, à partir d'un sac de fossiles que lui ont vendu des vilains, en arrive à la conclusion que "sur les plaines d'Italie où volent aujourd'hui des nuées d'oiseaux vivaient jadis des multitudes de poissons". Ce qui lui permet de marquer son désaccord avec le déluge biblique en posant qu'"aucun miracle ne peut modifier les lois de la nature". Déclarations sans grand danger à l'époque car si la Sainte Inquisition existe bel et bien, elle est encore loin des ardeurs de la contre réforme et ne consacre son temps qu'aux survivances païennes des sorciers campagnards.
La zoologie et la botanique sont également dans les préoccupations de Léonard mais à la différence de la géologie où une ébauche de recherche originale avait commencé, il se contente de descriptions et d'idées reçues. Dans son bestiaire, les animaux incarnent les vices et les passions humaines où reprennent les superstitions en usage à l'époque, sans une once de critique. Il cite ainsi le basilic qui tue ses ennemis par le regard et le calendrin qui détourne la tête si on le place au chevet d'un malade condamné. La contribution majeure de Léonard ne se situe donc pas en ce domaine.
En revanche, les sciences que sont l'anatomie et la physiologie humaines lui doivent davantage. Il se montrera un chercheur enthousiaste que n'arrêteront ni la réprobation s'attachant à la pratique de la dissection, ni les dangers d'infection qu'il ne convient pas de minimiser. A la fin de sa vie, Léonard avouera avoir disséqué "plus de trente cadavres d'hommes et de femmes". La dissection, souvent sur des cadavres encore chauds, lui permet une description fort complète de l'anatomie osseuse et musculaire, mais aussi une ébauche de compréhension de la physiologie du corps humain.
A ce sujet, il nous parait utile de montrer comment Léonard parle de ses travaux d'anatomie:
"Et ce vieillard, quelques heures avant sa mort, me dit qu'il avait plus de cent ans et qu'il ne ressentait aucun maux dans sa personne en dehors de la faiblesse; et ainsi se tenant assis sur un lit de l'hôpital de Santa Maria Nuova à Florence, sans autre mouvement ou symptôme de malaise, il sortit de cette vie.
Et j'en fis la dissection, pour voir la cause d'une mort si douée et je trouvais qu'il s'était éteint par manque de sang dans les artères qui nourrissent le coeur et les membres inférieurs, que je trouvais parcheminés, ratatinés et desséchés.
Et je fis cette dissection très rapidement et avec une grande facilité, parce qu'il était dénué de la graisse et des humeurs qui nuisent assez à la connaissance des parties" (Anat. B-10 V)
Cette citation montre bien tout le soin et le sérieux avec lesquels Léonard poursuit ses recherches mais elle indique également le sadisme d'un homme qui discute au chevet de ses "futurs disséqués" en attendant leur trépas pour assouvir sa curiosité scientifique.
Ses dessins de la disposition osseuse et musculaire sont remarquables et encore utilisables à ce jour, ceci sans préjuger de leur intérêt artistique qui sort de notre propos. Ses travaux le conduisent aussi à la description de la vie foetale, il observe le développement de l'enfant dans le liquide amniotique et le compare à une terre émergeant peu à peu de la mer. Il en étudie la position, les organes et les vaisseaux sanguins. Cependant il ne remet aucunement en question les idées populaires associées à la naissance, comme par exemple la relation entre les émotions de la mère et la présence de marques chez l'enfant.
C'est à l'occasion de son étude sur le coeur qu'il passera le plus près d'une découverte fondamentale en physiologie, à savoir la circulation sanguine. Dans cette étude, il se réfère à ses recherches sur l'hydraulique et l'écoulement des eaux. Il s'oppose à la théorie pneumatique de l'érection qu'il attribue à la pression sanguine. Il dégage bien le rôle de pompe qu’assure le coeur mais ne peut arriver à interroger la véracité de la théorie en cours selon laquelle le sang s'écoulerait toujours vers la périphérie du corps à travers les veines et les artères.On peut donc dire en conclusion que les centres d'intérêt de Léonard étaient fort nombreux et si divers qu'il nous parait vain de vouloir les re-cancer: disons que tous les domaines de la science ont été abordés par lui. et que ses notes en miroir reflètent bien des découvertes des temps modernes. Toutefois, cet investigateur génial semble être un chercheur d'une étrange espèce: dès que le but parait se rapprocher, il abandonne ses investigations et se passionne pour autre chose. A regarder son oeuvre scientifique de plus près, on s'aperçoit qu'il n'a laissé aucune théorie scientifiquement valable, qu'il n'a écrit aucun traité susceptible de transmettre et de renouveler un savoir, que ses réalisations techniques, plus inspirées que calculées, semblent destinées à avoir le même destin que ses tableaux: rester dans la mémoire des hommes comme des objets uniques et irremplaçables. Or, ce qui est bon pour la peinture et l'art en général, devient un handicap lorsqu'il s'agit de savoir et de transmission scientifique.

Léonard et la raison.

Le rapport que Léonard entretient avec la science est donc loin d'être simple: malgré d'indéniables et courageuses découvertes en anatomie, malgré des études et des réalisations en géologie, en urbanisme et en hydraulique, enfin malgré un savoir étendu en mathématique, Léonard n'a, à vrai dire, rien légué ou presque au patrimoine scientifique de son temps. C'est à dessein que nous employons cette expression "patrimoine" signifiant "héritage qui vient du père", le langage nous rappelant ainsi combien la démarche scientifique est étroitement liée à la fonction paternelle.
Etre de mystère, Léonard nous offre entre autre l'énigme d'un homme qui a anticipé de multiples découvertes et applications de la science moderne, sans jamais pouvoir en formuler une seule dans les termes requis: ou bien il accumule, selon un ordre capricieux, des observations pénétrantes mais ne peut. ou ne veut. systématiser son travail, ou bien il est capable d'une observation méthodique, celle du mouvement par exemple, mais c'est au moment de la conceptualisation qu'il échoue. (Ne pouvant déboucher sur la physique de l'étendue - c'est à dire - d'un objet mathématique posé à priori et re-présentant l'espace où se meuvent les objets - il donnera une théorie fausse du plan incliné).
On voit donc que, bien qu'il tempère son souci du concret par l'importance qu'il accorde aux mathématiques comme paradigme de la connaissance scientifique, Léonard n'est capable ni de formaliser ni de transmettre 1' énorme savoir qu'il semble se plaire à accumuler pour lui seul.
Nous reviendrons plus loin sur cette impossibilité à transmettre le savoir, décelable en particulier dans l'oubli où tombèrent ses seules découvertes indubitables, à savoir ses planches d'anatomie; mais pour l'instant, attardons nous à ce pas que Léonard ne peut franchir: celui de la formalisation.
Pourquoi cet amoureux de la nature, qui sait si bien la regarder, qui ose si courageusement l'interroger, échoue-t-il au moment de la mettre en signes? Ce n'est pas une question de manque d'audace dans l'observation, ni même dans la réflexion. Freud, parmi d'autres, insiste sur la puissance et la liberté de curiosité de Léonard, sur son activité investigatrice qu’il qualifie "du plus haut épanouissement de sa personnalité". Il s'agit donc d'autre chose, de ce mouvement qui passe de la collection d'observations à l'énoncé d'une loi. "Formaliser" nous apprend le dictionnaire, signifie "axiomatiser" et désigne "l'acte mental aboutissant à la création d'un schéma abstrait". La formalisation nécessite bien un travail, celui qu'il faut accomplir pour parvenir à la métaphore scientifique.
Mais cette métaphore, pourquoi Léonard en est-il incapable? Et tout d'abord qu'est-ce qu'une métaphore scientifique? Quelle démarche la science suit-elle face à cette nature que Léonard, de l'aveu même de Freud, considère comme une mère dont il veut connaître tous les secrets?
Nous nous posions toutes ces questions lorsque nous sommes tombés par hasard (mais y a-t-il vraiment un hasard?) sur l'article d'Isabelle STENGERS intitulé "Comment parler de nouveau en physique?". Cet article, paru dans le dernier numéro de la Nouvelle Revue de Psychanalyse (2), s'intéresse principalement à l'épistémologie de la physique contemporaine, c'est pourquoi nous ne nous attarderons pas sur le corps de son propos. STENGERS est à priori bien loin des concepts analytiques puisqu'elle est chimiste. Elle a écrit avec Ilya PRIGOGINE, prix Nobel en 1977, un livre qui s'appelle "La nouvelle alliance" et qui traite du même sujet (3).
L'article en question répond à nos interrogations ou pour le moins nous indique la piste à suivre: STENGERS remarque que la catégorie de la connaissance scientifique est née avec le principe de raison suffisante: à savoir l'axiome que Leibnitz énonce en ces termes: "L'effet intégral peut reproduire la cause entière ou son semblable". Dit autrement, il signifie que. si l'on suppose abolies toutes les perturbations, jamais aucun effet ne peut être supérieur à sa cause, bref. que jamais de l'incompréhensible ne peut surgir.

Ce principe, STENGERS le critique à juste titre: le développement de la science montre de plus en plus que seul Dieu pourrait considérer le monde comme une équation, comme un phénomène entièrement déterministe. Pour le scientifique, tout se passe comme si parfois la nature se décidait au hasard, créait un effet imprévu dont les causes demeurent à jamais obscures.
On voit donc que ce principe de raison suffisante, soit force le scientifique à se prendre pour Dieu (et la caricature du scientisme incarné par le pharmacien HOMAIS en est un exemple), soit conduit à sa propre négation: il faut accepter le surgissement de l'inconnu, du nouveau, de l'inattendu. Ce n'est pas pour autant que ce principe est abandonné par les scientifiques: toutes ces questions, qui font la trame du livre de PRIGOGINE et STENGERS ainsi que celle de l'article cité. Chaque homme de science y répond selon sa propre conception du monde. Mais il v a une chose dont il ne démordra jamais, en tout cas s'il veut rester scientifique, c'est qu'une fois surgi, ce nouveau va devoir se plier au travail scientifique, va devoir obéir au principe de raison suffisante, bref va devoir se plier à des lois - même si pour exprimer ces lois le calcul des probabilités devient l'outil indispensable.
Nous touchons là, à un niveau plus profond, ce qui fait l'essence et la possibilité de la démarche scientifique: le monde, la nature, est considérée comme un objet "fait pour" être compris avec les instruments de la science. En d'autres termes la nature doit répondre aux questions du chercheur et si elle ne le fait pas, ce n'est pas par mauvaise volonté mais parce que la question était mal posée. Ce n'est plus la Sphinge qui questionne  mais Oedipe qui l'interroge et se dit qu'en réfléchissant un peu il finira bien par comprendre ce qu'elle veut.
Ce pari, cet axiome, cet état d'esprit face à la nature peut paraître incroyablement naïf mais les réussites de la science sont là pour indiquer sa part de vérité; à l'inverse, il peut paraître aller de soi (notamment dans le discours scientifique d'où le sujet est exclu et qui offre une vision mathématique du monde). Et pourtant, il n'a cessé d'intriguer les plus grands savants: Leibnitz que nous citions tout à l'heure, s'interrogeait déjà sur la plausibilité de ce jugement qui veut que la nature réponde aux questions de l'homme. Il n'est d'ailleurs pas sans intérêt de noter que ses réflexions le conduisent à s'interroger sur Dieu. Nous ne pensons pas qu'il faille v voir uniquement la marque de son siècle, nous y reviendrons par la suite. Plus récemment, un autre savant, Einstein, s'émerveillait de ce principe: comme le dit LACAN "il (Einstein) rappelait sans cesse que le Tout-puissant est un petit rusé, mais n'est certainement malhonnête." C'est d'ailleurs, remarque LACAN, la seule chose qui permette de faire de la science.
Nous venons de développer, peut-être un peu longuement, l'attitude du scientifique face à la nature. Cela nous a paru nécessaire car nous pensons que c'est bien cette attitude que Léonard refuse, ce qui l'empêche d'être un véritable savant. Ce principe de raison suffisante, il ne l'accepte pas: pour lui, la nature est pleines d'infinis secrets que jamais l'homme ne pourra percer. On pourrait croire le contraire puisqu'il note dans ses carnets: "Dans la nature il n'y a aucun effet sans cause." (4) Voilà qui semble en parfait accord avec le principe de raison suffisante, mais Léonard s'empresse d'ajouter: "une fois que la cause est comprise il n'est pas nécessaire de la vérifier par l'expérience." et par cette fin de phrase il démontre qu'il est à cent lieues de Galilée, pourtant presque son contemporain et qui, même s'il baisse la tête devant l'église, n'accepte comme maître que les faits. Aux froides démonstrations de la méthode expérimentale, Léonard oppose une connaissance intime de la nature, fondée sur l'intuition.
Enfin une autre phrase de Léonard vient corroborer notre opinion: "La nature est pleine d'infinies raisons qui ne furent jamais dans l'expérience" A la raison suffisante il oppose et préfère les mille désirs secrets d'une nature toute-puissante. On peut certes proposer d'autres interprétations à cette phrase, en particulier nous interroger sur l'effet qu'elle produit sur FREUD qui la cite en point final de son livre. Retenons pour l'instant que Léonard s'oppose en tout point au scientifique: tandis que ce dernier est en position de domination sur une nature qu'il soumet à la question, Léonard reste dans une totale soumission face à elle; à l'inverse, alors que le savant est inquiet dans sa démarche, qu'il doit vérifier sans cesse le bien-fondé de ses hypothèses, Léonard se repaît de la vue d'une nature qui le comble et l'émerveille, comme si un lien secret l'unissait au monde et calmait toute son angoisse.
Bref alors que la démarche de la science consiste à nommer le monde, et qui plus est sans douter que cette nomination soit possible, Léonard reconnaît à la nature un langage secret que, seuls, peut-être, quelques initiés comprennent. Le monde a sa langue, ses mystères, et il en semble si fasciné que la science et ses prétentions lui paraissent dérisoires.
Comment rendre compte de cette attitude d'un point de vue analytique? Un premier indice nous est fourni par la référence constante à Dieu que nous avons rencontrée aussi bien chez Leibnitz que chez Einstein et qui semble s'imposer dès qu'il s'agit du savoir, du pouvoir et de la science.
Dans une de nos citations, qui en appelait déjà à un Tout-puissant qui ne triche pas, LACAN ajoutait que faire de la science "C'est justement le réduire au silence, ce Tout-puissant." (5) Un Tout-puissant à réduire au silence, voilà qui nous évoque ce qu'il en est du meurtre du père et de 1' importance de ce meurtre pour la structuration de la psyché. C'est en effet grâce au meurtre du père, nécessairement Père Mort comme l'ont montré FREUD puis LACAN, que le sujet peut prendre place dans la succession des générations, que le père et le fils se retrouvent appartenir à une même lignée. Cette métaphore paternelle, cette nomination nous la retrouvons à la base de la démarche scientifique: le principe de raison suffisante en appelle bien à un garant de l'intelligibilité du monde.
Ce garant, celui par qui le sens advient, est évidemment mythique. Sinon, les scientifiques se verraient obligés d'être tous croyants, ce qui est loin d'être le cas. Pour notre part, nous le mettrions sur le même plan que le père de la horde primitive que FREUD suppose à l'aube des temps historiques. Le meurtre de ce père, le passage du père idéalisé au père mort dirait ROSOLATO, permet la séparation au départ entre le symbolique et le réel qui est l'acte de naissance de la pensée scientifique moderne. L'expérience est alors mise à l'épreuve des termes et non l'inverse: ces termes peuvent être aussi bien la formule de la gravitation universelle, que le fameux E=Mc2 d'Einstein, ou encore les topiques successives de FREUD. Le fait qu'il s'agisse dans le premier cas de sciences exactes et dans le second de sciences humaines ne doit pas nous induire en erreur: la physique parle avec le signifiant mathématique, ce qui permet une totale désubjectivation du discours scientifique; il n'en est pas de même avec la psychanalyse qui, travaillant avec et sur le langage, ne peut échapper à sa loi: le fait qu'il n'y ait "pas de métalangage" oblige à refaire pour soi-même le parcours de FREUD. Mais au-delà de ces différences nous voulons souligner la profonde communauté de démarche qui anime aussi bien FREUD que Einstein. Ce travail dialectique entre la métaphore de l'hypothèse et la métonymie de la vérification n'est rendu possible que par cette métaphore première, fondamentale qui donne un sens accessible au monde, qui fait du père idéalisé (autre version de la mère phallique) un père mort garant d'une loi.

A notre avis, c'est bien cette métaphore paternelle qui pose problème à Léonard et qui l'empêche ainsi d'être un véritable scientifique. Loin de nous l'idée de supposer chez lui une quelconque forclusion du Nom-du-Père: comme le rappelait R.DOREY, Léonard est le paradigme de la personnalité normale, tout au moins névrotico-normale comme le dirait WINNICOTT.

Mais ce défaut d'individuation. si perceptible dans toute son oeuvre et en particulier dans ses peintures, l'empêche de prendre la distance nécessaire au travail scientifique par rapport à la mère-nature. Il lui manque ce troisième terme qui lui permettrait de ne plus se mirer dans les yeux du monde mais de tenter de l'expliquer. Il reste prisonnier d'une relation spéculaire avec la nature et préfère le culte des déesses-mères au récit de la Genèse, dont il sait d'ailleurs si bien se moquer.
Cette nature qui l'aime tant le lui rend bien: grâce à ses dons il peut la peindre et la glorifier et s'il échoue dans le travail scientifique dont nous parlions précédemment, Léonard excelle en revanche dans ce que ROSOLATO nomme l'oscillation métaphoro-métonymique et qui est selon lui le propre de la création artistique. Pas de dépassement ni d'élaboration mais une transgression d'où jaillit le plaisir artistique. Léonard artiste, certainement; Léonard savant, sûrement pas.
Mais d'au vient cette incapacité de Léonard à "utiliser" son père? Nous pensons, suivant en partie l'avis de FREUD sur ce point, que c'est à la fois par déception et révolte, mais aussi à cause d'un secret mépris. Déception et révolte, sa biographie nous les explique; bien que les bâtards eussent droit à cette époque à une certaine reconnaissance, Léonard semble avoir souffert toute sa vie de son illégitimité. On peut même se demander si cette étiquette quasi-officielle de bâtard n'a pas contribué encore plus à séparer Léonard de son père en inscrivant dans le social sa marginalité, paraphant ainsi le décret qui l'éloignait à tout jamais de son géniteur. Quoiqu'il en sait, cette illégitimité proclamée a marqué Léonard: nous n'en voulons pour preuve que l'acharnement qu'il mettra à défendre l'héritage reçu de son oncle face à la colère des autres membres de la fratrie, étant, eux. enfants légitimes.
Ce père ne s'était pourtant pas désintéressé de lui: c'est dans la maison du grand-père paternel que Léonard sera baptisé. C'est à l'âge de cinq ans que Léonard apparaît sur les livres d'impôts de ce même grand-père. Sans que nous puissions en avoir la certitude, cela permet de supposer que c'est dans cette maison que Léonard passa sa petite enfance, hypothèse d'autant plus vraisemblable que ses parents, donc sa mère Caterina, s'étaient mariés chacun de leur coté l'année même de sa naissance. Livré aux mains de Donna Albiera et sa grand-mère paternelle, Léonard passe ses premières années sans aucun rival puisque sa mère adoptive mourra en couches quand il avait douze ans. Son père est déjà lointain par son nom, sa richesse, son métier, qui le fait sans cesse voyager et surtout par sa volonté, qui finira par aboutir, d'avoir un fils légitime. A ce propos, nous sommes de l'avis D’EISSLER qui voit dans ce qui a peut-être été un passage à l'acte homosexuel de Léonard (à 24 ans) une tentative d'atteindre son père par le scandale. Expression d'un dépit vengeur; c'est en effet la même année que Ser Piero a obtenu de son troisième mariage, l'héritier mâle légitime qu'il appelait de ses voeux. Le manque d'intérêt du père pour le fils, l'absence de caresses et de tendresse font de Léonard un amoureux déçu de son père et contribue, comme le suggère FREUD, à le pousser vers l'homosexualité.
Mais nous disions également secret mépris pour son père. Mépris reposant sur l'illusion de l'avoir supplanté dans le coeur de la mère. La "suprême félicité" que Léonard a connu dans ses premières années n'est pas sans rappeler le fantasme de l'obsessionnel, à savoir que le père a été tué, la mère possédée, ce qui rend sans raison l'angoisse de castration mais laisse subsister une culpabilité inconsciente. Certes Léonard n'est pas un obsessionnel et les traces de culpabilité que FREUD et EISSLER décèlent chez lui sont négligeables face à celles du véritable névrosé.
Toutefois, nous avons de bonnes raisons de penser que Léonard partage avec l'obsessionnel le jugement cassant que ce dernier porte sur son père: ce n'est pas celui-ci qui est l'objet du désir de la mère mais le fils. Enfant-Dieu qui comble le manque maternel, petit Jésus qui relègue son père véritable aux besognes de l'intendance. Plus que les répétitions ou les erreurs de date que l'on peut trouver dans les carnets de Léonard lors de la mort de son père, ce qui nous pousse à parler ainsi c'est sa démarche de pensée lorsqu'il s'intéresse à un problème scientifique ou artistique. Il est frappant de constater combien cette pensée peut s'enfoncer dans une recherche sans fin dès qu'un sujet la captive. Recherche paralysante, obsédante, stérile en fin de compte, comme nous avons essayé de le montrer. Lorsque FREUD remarque que chez Léonard, "l'investigateur ne laissa jamais la carrière tout à fait libre à l'artiste (...) et peut-être finit-il par l'étouffer" (6) il montre bien l'aspect véritablement obsessionnel de la pensée léonardesque: cette pensée qui doit tout savoir et tout contrôler avant de pouvoir agir, et qui donc n'agit jamais, cette pensée qui vise la totalité et remonte sans cesse aux origines du savoir pour décréter ses propres lois, cette pensée achoppe dès qu'il s'agit de se poser véritablement en père. Car pour être père il faut accepter d'être fils, il faut accepter d'être un maillon de la chaîne des générations et non l'être unique qui vient doubler une mère-nature toute-puissante. Freud insiste sur le fait que Léonard "échappe dans sa première enfance à l'intimidation par le père". Il explique ainsi son "incroyable liberté intérieure face aux chaînes de l'autorité". Il nous semble qu'il oublie ce que lui-même nous a appris: que sans cette intimidation et son dépassement il ne peut y avoir de solidité psychique, que ce père qu'il faut tuer est à la base de la pensée rationnelle.
Soumis à une séduction précoce et intrusive, voire traumatisante, de la part d'une mère trop tendre et trop passionnée, Léonard ne peut voir en son père qu'un fantôme évanescent, tout-puissant dans sa loi mais bafoué dans son désir. Père présent mais inaccessible, si lointain qu'il ne pourra jamais l'affronter; ce père qui manque contribue à la double dimension, perverse et obsessionnelle, que l'on peut déceler chez Léonard.

Léonard, Sigmund et les autres.

Un dernier point mérite d'être souligné, à propos de la différence entre la démarche de Léonard et celle du savant; le chemin que suit le scientifique représente un affrontement avec l'angoisse. FREUD ne sera jamais satisfait de son "échafaudage" théorique, c'est ainsi qu'il appelle sa métapsychologie; il passera toute sa vie à la modifier, la bouleverser, la reconstruire. De la même façon, aucune théorie physique ne peut prétendre détenir une vérité absolue. L'échec de la théorie dite "unitaire" d'EINSTEIN en est un exemple parmi d'autres. Cette profonde humilité devant le monde est le prix à payer pour en connaître des vérités partielles mais où la raison puisse s'accrocher fermement. Cette humilité manque à Léonard qui, lui. voulait atteindre le savoir absolu, celui qui aurait réuni l'art et la science dans une totalité qui n'est pas sans rappeler la vision d'un GRODDECK (ou d'un JUNG) dans le domaine de la psychanalyse.
Cette vision totalisante du monde, cette vision qui ne laisse aucune place au manque, est rendue possible chez Léonard, précisément par son extraordinaire capacité visuelle. Nous espérons avoir montré combien il était loin d'être un véritable scientifique, mais nous ne voulons en aucun cas dénigrer ses incomparables qualités d'observateur, universellement reconnues. Nous pensons d'ailleurs que ce sont ces qualités qui ont permis à Léonard, grâce à ses remarquables observations scientifiques, d'être pris. au point d'y croire lui-même pour un savant.
Ce génie visuel, que d'aucuns présentent même comme un visionnaire, avait un coup d'oeil d'une rapidité exceptionnelle. Il pouvait, rien qu'en regardant, décomposer le mouvement d'un oiseau en plein vol, ou celui de l'eau qui tourbillonne, avec une exactitude et une précision que seul l'apport des techniques cinématographiques a permis d'étudier ensuite. Il était d'ailleurs tout à fait conscient de ses extraordinaires capacités visuelles et de leur importance essentielle pour ses recherches. Ainsi il écrivait: " A celui qui perd sa vue échappe la vision et la beauté de l'univers, et on peut le comparer à un homme enterré vivant dans une tombe où il pourrait se mouvoir et survivre." (7)
Autrement dit, le propos de Léonard ne serait-il pas plutôt celui de voir que celui de savoir?
La pulsion de savoir, dit FREUD dans les "Trois essais sur la théorie de la sexualité": "correspond d'une part à un mode sublimé de l'emprise, d'autre part, elle travaille avec l'énergie de voir." (8) Le terme "d'emprise" pose un véritable problème car comme l'a souligné R.DOREY, l'expression allemande Bemàchtigungstrieb "est une notion très ambiguë" (9). Ou bien FREUD en parle comme une pulsion spécifiquement non sexuelle, ou bien. au contraire il y voit un avatar de la pulsion de mort, dont on sait qu'elle s'allie à la pulsion sexuelle. Quoiqu'il en soit nous retiendrons avec R.DOREY que cette notion d'emprise doit être située "dans le cadre d'une opposition rigoureuse avec le concept de maîtrise."(10) Emprise ou maîtrise, c'est en effet toute la différence entre la relation de Léonard avec la nature et la relation du savant avec le monde.
Chez Léonard nous avons souligné une hypertrophie de l'activité scopique qui au même titre que ses activités techniques, nous semble être au service d'une véritable emprise sur la nature.
A titre d'anecdote, on peut citer la remarque de Marie BONAPARTE qui rapproche un feuillet de Léonard (où un dessin de la main droite voisine avec des propos exprimant son dégoût pour les organes génitaux) de l'opinion de FREUD selon laquelle il existe un rapport d'étayage entre la pulsion d'emprise et l'utilisation de la main dans la masturbation masculine.
Mais d'une façon plus structurale nous envisagerons l'emprise chez Léonard en relation avec sa problématique obsessionnelle, déjà évoquée par FREUD, tant au niveau de son extrême sensibilité qu'à celui d'une agressivité directement exprimée dans ses dissections "à chaud" ou dans l'étude physionomique des condamnés à mort. Nous ne pouvons pas nous empêcher de mettre en relation le propos de François GANTHERET, concernant 1'emprise, "vecteur portant sur la scène du monde extérieur le débat intestin". avec une des farces favorites de Léonard qui consistait à gonfler des intestins d'animaux jusqu'à ce qu'ils remplissent la pièce et effrayent les convives. La relation d'emprise peut se définir schématiquement comme une atteinte portée à l'autre en tant que sujet désirant. Sa tendance fondamentale est de ramener l'autre à la fonction d'objet entièrement assimilable; il s'agit là d'un mouvement défensif face à l'angoisse suscitée par le manque d'objet.
Concernant Léonard, il semble qu'on puisse expliquer la prépondérance de la vision dans ses recherches en faisant une analogie assez rapide entre la mère et la nature. La nécessité qu'il a de tout comprendre de ce qu'il peint, évoque une volonté d'appropriation totale de l'objet, une volonté d'emprise sur le monde qui rappelle l'emprise exercée sur lui par la mère trop aimante de son "Souvenir d'enfance..."
Nous comprenons mieux ainsi pourquoi une réelle démarche scientifique était impossible à Léonard: elle aurait exigé une véritable médiation par l'imago paternelle, que l'amour pressant de Caterina ou Dona Albiera, peu importe, avait rendue trop lointaine. L'investigation acharnée du monde chez Léonard, devenue envahissante au point de porter préjudice à sa création artistique, serait davantage à interpréter comme une modalité défensive visant à occulter le manque d'objet, plutôt que comme une authentique recherche scientifique. Nous n'en voulons pour exemple que son incroyable indifférence envers l'invention de l'imprimerie.

La transmission chez Léonard et chez FREUD.

On ne peut qu'être étonné de la nonchalance avec laquelle Léonard a considéré l'imprimerie: il l'a rarement mentionnée dans ses feuillets, le plus souvent pour la dénigrer. Comment n'a-t-il pas pressenti l'importance de cette découverte, voilà une énigme de plus! On aurait pu penser qu'un inventeur tel que lui verrait dans cette nouvelle technique la fabuleuse possibilité de rendre publiques ses découvertes, de les transmettre. Mais en fait, quel destin Léonard réservait-il à ses écrits? Recherchait-il un interlocuteur digne de ses confidences? Celui-ci pourrait n'être que lui-même, comme le suggère l'écriture en miroir et l'emploi du pronom de la deuxième personne? Ou bien avait-il un projet d'enseignement, ce que pourrait laisser penser les références à une Academia Vinciana qui émaillent son oeuvre.
Les historiens s'accordent aujourd'hui sur le fait que cette académie n'a jamais existé, mais ils restent partagés quant au statut de réalité que Léonard entendait ultérieurement lui accorder. Statut d'autant plus ambigu que Léonard lui-même avait jeté sur le papier différents emblèmes la re-présentant. Ce débat n'est pas primordial à notre sens. Nous en retiendrons que Léonard, une fois de plus, ne peut accéder qu'à une paternité à la fois dérisoire et marquée du sceau de l'unique?de l'irremplaçable dans sa singularité merveilleuse: "La peinture n'engendre pas une postérité infinie comme les livres imprimés" (11) Par cette phrase, Léonard nous indique son dégoût de la reproduction, qui fait écho à sa répugnance pour les représentations du coït. Il confirme qu'à la reconnaissance du désir de l'autre, il préfère la quiétude d'un monde clos et apaisé. Pas question d'être père pour Léonard qui désire tant être fils! C'est une des différences essentielles-les qui l'oppose à FREUD qui, lui, a su se constituer en père. et même en père fondateur. Mais FREUD acceptait ce que Léonard refusait: exposer son oeuvre au jugement d'autrui, se soumettre aux lois de toute création, c'est à dire voir grandir, se transformer et parfois lui échapper, le fruit de ses recherches.
Partis du projet d'examiner l'oeuvre scientifique de Léonard, nous avons essayé de montrer qu'elle ne pouvait prétendre au statut de véritable recherche scientifique. Léonard s'inscrit en faux parmi les Galilée, Newton que pourtant il annonce. Ses incroyables capacités d'observation ne suffisent pas à faire de lui un savant: il lui manque face au monde l'attitude qui caractérise l'homme de science: celle qui postule une possible intelligibilité de l'univers, cautionnée par la parole d'un père. Que Léonard ne veuille pas voir ce père, et préfère le reflet magnifié que lui renvoie le regard d'une mère comblée, voilà qui explique et son incapacité à formaliser et l'acharnement stérile de son investigation.
Pourtant une question demeure: pourquoi FREUD, que nous n'avons cessé d’opposer à Léonard, a-t-il été subjugué par Vinci, au point parfois de lui prêter des qualités illusoires? La question tourne au paradoxe lorsqu'on trouve sous la plume de JONES l'aveu suivant: "les conclusions qu'énoncent FREUD (dans Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci) ont très probablement été tirés de sa propre analyse." FREUD semblable à Léonard? Pas sur le plan scientifique, en tout cas. Car autant l'un s'est affronté à cette angoisse de la perte d'objet et a tenté de la maîtriser à travers son oeuvre, autant l'autre a cherché à la masquer, préférant contempler son reflet maternel, tragiquement incapable de s'arracher à son objet qui l'emprisonne. Non, ce qui relie Léonard et FREUD l'un à l'autre n'est certainement pas à rattacher au domaine scientifique. Nous pensons que le même amour de la mère les rapproche. Car l'oeuvre de Léonard n'est-elle pas une glorification de la mère, toute-puissante, séductrice et mystérieuse? Mystère que FREUD accepte de ne pas percer entièrement et que Léonard est convaincu de posséder pour lui seul. FREUD accepte sa filiation scientifique, ce qui lui permet de se poser ensuite en patriarche; Léonard se pose d'emblée en fils de Dieu mais échoue à formaliser et à transmettre le moindre savoir.
Nous remarquerons, en outre, que l'usage veut que l'on parle de Léonard; celui-ci s'accommode fort bien de cette absence de patronyme, même si les artistes de l'époque étaient désignés par leurs prénoms seuls. Ce n'est pas uniquement pour des raisons historiques que nous sommes condamnés à parler de théorie freudienne et de sourire léonardesque. S'ils partagent la même fascination pour la mère, l'un s'en détache peut-être pour mieux l'aimer, grâce à la présence de son père. En ce sens FREUD apparaît comme le négatif de Léonard, comme on dit des névroses qu'elles sont le négatif des perversions. La nuit qui suit la mort de son père, FREUD fait un rêve où s'inscrit la phrase: "on est prié de fermer les yeux." Fermer les yeux, voilà ce que Léonard refuse le plus au monde, voilà ce qui le ferait mourir. Il préfère les ouvrir tout grand pour le dévorer et se murer dans son refus hautain de la radicale altérité de l'autre.
Fascination, c'est le mot qui s'impose dès qu'il s'agit de Léonard, mais pour être fasciné, il faut voir. Léonard fasciné par le monde. Léonard fascinant tous les grands hommes depuis cinq siècles. Difficile de ne pas succomber à cette séduction que Léonard sait si bien peindre. Nous en avons fait l'expérience dans notre groupe: Léonard représente si bien la fascination de la fascination qu'il nous a fait succomber, nous aussi à la tentation de tout dire. Partis du projet de cerner sa défaillance conceptuelle, nous avons été tout d'abord submergés par la présentation de ses multiples investigations dans le domaine de la science, pour être ensuite assaillis par le flot d'associations et de comparaisons que Léonard nous suggérait.
Cette mission de tout comprendre qui animait Léonard a échoué: l'art et la science resteront définitivement séparés. Quant à ces recherches scientifiques, nous espérons avoir montré combien elles souffraient d'incomplétude. Sans doute, parce qu'il était incapable de renoncer à sa première et unique passion.







Leonardo da VINCI



Ecrit en collaboration avec: Claude ANNAVI, Françoise BATISTA-DUARTE, Johannes BIEHLER, Paul FELDER, Sylvie JUSTIN, Marc MOULY,  Francis SOAVE, Gilbert THOUMYRE



(1) cité dans Roy Mc Mullen, "Les grands mystères de la Joconde", Paris, Ed. Trévise. 1981, pg 93-95
(2) STENGERS I., "Comment parler de nouveau en physique" in N.R.P. N° 30, pg 221-230, 1984, Gallimard, Paris.
(3) STENGERS I.& PRIGOGINE Y., "La nouvelle alliance", 1980. Gallimard. Paris.
(4) cité dans Me MULLEN R., "Les grands mystères de la Joconde", Paris, Ed. Trèvise, 1981, pg 207.
(5) LACAN J., "Le séminaire, livre II", pg 281, 1978, Seuil, Paris.
(6) FREUD S., "Un souvenir d'enfance de Léonard de Vinci", Paris, Ed.Gallimard. 1927. pg 12
(7) cité dans Me MULLEN R., "Les grands mystères de la Joconde". Paris, Ed. Trévise. 1981, pg. 87.
(8) FREUD S., "Trois essais sur la théorie de la sexualité", Paris, Ed.Gallimard. 1962. pg.90.
(9) DOREY R., "La relation d'emprise", in NRP N°24, Paris. Ed.Gallimard, 1981, pg 138.
(10) GANTHERET F., "De l'emprise à la pulsion", in NRP N°24, Paris, Ed.Gallimard. 1981, pg 114.
 (11) cité par ROSOLATO G. "Léonard et la psychanalyse" in Critique N°201, Paris, Février 1964, pg 139.