Troubles du comportement alimentaire et sexualité

 

                La prise en charge des personnes souffrant de troubles du comportement alimentaire (TCA) s’est longtemps cantonnée à une approche fondée exclusivement sur les aspects nutritionnels de la maladie ou sur les aspects psychodynamiques. Chaque école ignorant, pour ne pas dire méprisant hautainement son concurrent, et le bien-être des sujets souffrant de TCA par là même. Cependant, et à juste titre, une nouvelle manière de faire, initiée entre autres par l’association AUTREMENT, s’est peu à peu imposée combinant prise en charge somatique et psychologique mais associant également professionnels, patients et familles.

                Un aspect reste cependant trop souvent ignoré : la sexualité, prise ici au sens large, issu de la psychanalyse, mais également au sens commun, plus restreint des personnes souffrant de TCA. En effet, l’abord de la sexualité, dans ses deux aspects, affectifs et érotiques, représente un bon indicateur à la fois du bon fonctionnement psychique et d’un bien-être trop souvent laissé de coté pour des priorités plus vitales.

                Traditionnellement, la littérature psychiatrique donnait une image contrastée de la sexualité des TCA. D’un coté, les pathologies anorexiques étaient décrites comme repoussant toute idée de sexualité, les pathologies boulimiques associées à une « promiscuité sexuelle » placée sous le signe de l’impulsivité. Il est à noter que la sexualité des obèses n’avait jamais été définie, celle-ci n’intéressant apparemment personne. Ces descriptions n’ont pas été remises en question, ou fort peu selon mes informations, probablement plus par désintérêt ou par paresse que pour d’autres raisons. Les patients atteints de TCA sont victimes de deux lacunes de la science : celle qui limite leur existence au seul pronostic pondéral et vital et celle où l’étude de la sexualité (hors du contexte des maladies sexuellement transmissibles) est laissée dans un quasi abandon depuis des années.

                En effet, la pratique clinique quotidienne montre clairement que la sexualité des sujets TCA ne correspond dans la plus grande majorité des cas aucunement à la description classique qui en est faite. Ce qui était peut-être vrai dans les années 60 ou 70 ne l’est probablement plus à l’aube du 21ème siècle. Le rapport à la sexualité a suivi l’évolution de la société. Il n’en reste pas moins perturbé mais d’une manière bien différente des tableaux classiques.

                Par exemple de nombreux sujets ont des rapports sexuels, ce qui ne semblait pas le cas auparavant. Par contre, la tendance s’est inversée dans la mesure où l’équilibre affects/ érotisme s’est renversé, comme probablement dans la population générale.

                Jusque voici une dizaine ou une vingtaine d’années, la difficulté d’aborder la sexualité pour tout un chacun portait sur le problème des rapports sexuels alors que les « grands » sentiments pouvaient exister sans guère de conflits intrapsychiques. Cependant, la situation a varié du tout au tout sans changer vraiment en profondeur. Par un jeu de chaises musicales, les jeunes générations paraissent moins redouter la gymnastique érotique que l’engagement des sentiments. Il leur parait plus facile de « baiser » que de dire « Je t’aime ».

                Une telle évolution pourrait probablement être attribuée aux effets délétères de la « révolution sexuelle » qui aurait suivi Mai 68 si l’on n’y regardait de plus près. Une certaine liberté sexuelle peut sembler évidente à qui observerait le rapport de notre civilisation occidentale à la sexualité mais les apparences sont trompeuses. Evidemment, il s’agit là de considérer la définition de la sexualité, celle-ci conditionne tout dans le problème qui nous intéresse. Si la définition que nous utilisons est « sexualité » au sens commun telle qu’elle est apparue au 19ème siècle, issue du latin « sexus » : fait d’être mâle ou femelle (toujours accompagné des adjectifs virilis ou muliebris, masculin ou féminin)[1], elle fait référence à tout autre chose que la définition psychanalytique.

Pour celle-ci : « sexualité ne désigne pas seulement les activités et le plaisir qui dépendent du fonctionnement de l’appareil génital, mais toute une série d’excitations et d’activités, présentes dès l’enfance, qui procurent un plaisir irréductible à l’assouvissement d’un besoin fondamental (respiration, faim,  fonctions d’excrétion, etc.), et qui se retrouvent à titre de composantes dans la forme dite normale de l’amour sexuel »[2].

On verra donc que la définition psychanalytique englobe dans le terme de sexualité une vision bien plus large et bien plus floue que la vision profane, mais probablement aussi bien plus riche même si elle nécessite quelques éclaircissements. En effet, le fait de qualifier de sexuels certains mécanismes ou comportements, apparemment fort éloignés, du moins selon la définition courante, peut choquer, d’où le malentendu constant entre la psychanalyse et la société en général à ce sujet.

Dans notre intervention, nous entendons démontrer que la prise en charge des personnes souffrant de troubles alimentaires a tout à gagner à passer par l’abord de la chose sexuelle. D’un point de vue de connaissance scientifique d’abord, aucun ouvrage  ou presque n’abordant le sujet dans la littérature consacrée aux TCA, mais également d’un point de vue thérapeutique élargi à une vue moins circonscrite, moins centrée sur les aspects exclusivement nutritionnels du problème.

L’approche « restreinte » telle qu’elle est couramment pratiquée, influencée en cela par les courants issus du DSM IV, a pour des raisons pratiques, économiques et objectivantes, réduit les critères de guérison des TCA  à  des exigences minimales, à savoir la disparition des symptômes définissant les mêmes TCA. Malheureusement, elle ne tient aucunement compte ni du bien-être global du sujet, ni même d’un éventuel déplacement des symptômes vers une pathologie différente. En effet, la disparition des symptômes alimentaires et pondéraux ne signe pas toujours un  retour vers le bien être. Nombreux sont les cas de personnes mal ou pas soignées dont la pathologie évolue vers d’autres pathologies non répertoriées dans les TCA ou vers un mal-être diffus qui ne n’engage pas une consultation auprès de spécialistes des troubles alimentaires.

Ces sujets ne sont plus dès lors dénombrés parmi les troubles alimentaires mais n’en vivent pas pour autant une vie épanouie. Outre les symptômes névrotiques ou infra-névrotiques  courants, la sexualité occupe une place privilégiée dans ces tableaux. A la fois fonction essentielle à la reproduction de l’espèce, mais non vitale à l’échelle individuelle, elle se situe à la fois comme indicateur d’un bon équilibre de vie ou symptôme d’une perturbation de ce même équilibre. Il va sans dire que par sexualité nous entendons la définition large à cet égard, avec toutes ses variations et ses variantes possibles, y compris celles qui ne sont pas « sexuelles » au sens strict.

Cette approche plus globale utilisant comme indicateur la position par rapport à la sexualité des sujets souffrant de troubles de l’alimentation a le double avantage de pouvoir évaluer, à l’aide d’un indicateur simple et relativement objectif, le niveau de bien-être personnel et social tout en ne se focalisant pas sur une check-list de symptômes trop sujette au déplacement, mais également d’aborder par là une fonction essentielle de l’être humain avec ses conséquences dans les domaines intellectuels, somatiques, sociaux et relationnels surtout dans un objectif thérapeutique d’épanouissement. Il importe cependant de ne pas réduire ou plus exactement de ne pas chercher à normaliser le rapport à la sexualité dans un cadre trop restreint, la sexualité de chacun s’évaluant bien plus en fonction de critères personnels, désirs, besoins, fantasmes, et aspirations sentimentales  qu’en fonction de critères sociaux et culturels.

Ainsi, le vécu de chacun de sa sexualité doit s’épanouir selon les  aspirations personnelles, conscientes et inconscientes et non par un relevé de l’activité sexuelle au sens restreint, les besoins libidinaux de chacun étant fort différents.  Aussi, une étude du vécu de la sexualité des sujets ne peut que bénéficier aux intéressés  dans un but de connaissance fondamentale mais principalement de manière à les aider à trouver, ou à retrouver, une aisance dans la relation humaine, fondée sur des interactions d’origine sexuelle.

Une étude limitée, réalisée dans les conditions de notre pratique professionnelle libérale, sur une quarantaine de patients, suivis depuis plusieurs années pour la plus grande partie, montre clairement que l’approche de la sexualité par nos patients a changé depuis le début de notre pratique voici près de 25 ans. Alors que l’activité sexuelle n’est plus un sujet tabou chez nos patients, il reste néanmoins un sujet délicat, si ce n’est en paroles du moins dans sa mise en application. Si officiellement, elle est acceptée par la grande majorité de nos patients, les faits démontrent indubitablement que le sujet reste problématique pour la plupart, qu’il s’agisse de l’aspect érotique de la sexualité ou des affects, ceci d’autant plus que les troubles alimentaires sont importants.

En corollaire, l’évolution positive parallèle des symptômes alimentaires et de la vie sentimentale et sexuelle signe un bon pronostic quant à la guérison et à la stabilité de celle-ci alors que l’absence de vie sentimentale et/ou sexuelle, même si les symptômes strictement alimentaires et pondéraux disparaissent, indique généralement, soit un déplacement des symptômes vers un malaise plus diffus mais tout aussi présent, soit un déplacement plus circonscrit vers un mode de vie apparenté à la problématique antérieure mais dont les symptômes n’entrent plus dans les critères retenus dans des définitions par trop simplificatrices. L’anorexie « à poids normal » en est un exemple entre autres, sur lesquels nous reviendrons. Dans ce cas de figure la malade, de poids normal et d’apports alimentaires satisfaisants du point de vue nutritionnel, continue à surveiller son poids de manière excessive, que ce soit vers le bas ou vers le haut, s’angoissant pour tout écart pondéral aussi minime soit-il, et persistant à adopter un mode de vie proche de celui d’une pathologie anorexique déclarée, à savoir avec peu de contacts relationnels profonds et authentiques.

Le but de notre exposé sera donc de démontrer à quel point le devenir des troubles alimentaires relie étroitement amélioration symptomatique et amélioration relationnelle, celle-ci comprenant bien évidemment  vie sentimentale et sexuelle. Ceci se situe dans une approche globale où le rapport à la nourriture doit se doubler d’un rapport à l’autre satisfaisant, c'est-à-dire qui considère les désirs et aspirations de chacun d’autant plus que chez l’être humain la rencontre se déroule le plus souvent dans un contexte de partage de nourriture. Reste maintenant à savoir si un rapport perturbé à l’alimentation se structure comme cause ou effet d’un trouble relationnel profond mais curable…




[1] J. PICOCHE, Dictionnaire étymologique et français, Robert, Paris, 2002,  514

[2] J. LAPLANCHE, J.B. PONTALIS, Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, Paris, 1967