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Pour les sites pro-ana ou pro-mia

Ou

Comment tirer profit des ses ennemis

 

 

            L’opinion généralement exprimée sur la question des sites, forums, ou blogs pro anorexiques ou pro boulimiques présents sur Internet, que ce soit par le grand public ou les professionnels de santé, se situe unanimement du coté d’une condamnation sans appel. Cependant pour consensuelle que soit l’opinion sur ce sujet délicat, le procès parait bien vite jugé.

 

            Pour préciser d’emblée nos intentions, nous tenons à préciser que le sous titre constitue une référence au texte de Plutarque (66-120 après JC) du même nom dont nous recommandons la lecture[1] mais sur lequel nous reviendrons plus tard. Si ennemi il y a, il ne s’agit aucunement des victimes de l’anorexie et de la boulimie mais bien plutôt de la maladie elle-même qui détruit et mutile tant de vies et de talents.

 

Est-il possible de censurer les sites ?

 

En effet, à nos yeux la question de l’interdiction des sites reste posée, d’autant plus que la structure même de la toile semble empêcher toute interdiction efficace. Du fait de sa dispersion, de sa décentralisation voulue au moment de sa conception, le web est conçu pour résister à toute tentative d’attaque massive contre les informations qu’il contient.[2]

 

            La censure, du fait du caractère mouvant de la toile, de son actualisation permanente, de l’immensité de l’information contenue est virtuellement impossible comme l’on constaté nombre de pays reliés à la toile mais pourtant totalitaires.  Le recours à des robots est peu praticable, du fait de la structure même du langage humain.[3] Enfin, la limitation de l’utilisation des moyens humains, tant sur le plan numérique face à l’immensité de l’information contenue dans le web, que financier interdit également une censure efficace.

 

            Actuellement, la limitation des contenus interdits sur le web se fait de manière mixte, à savoir par une combinaison de moyens automatiques (robots de recherche) et d’interventions humaines. Les robots détectent, par une veille constante, de manière grossière les contenus prohibés qu’ils signalent aux intervenants humains qui interviennent plus ou moins vite selon leurs priorités et leurs disponibilités. Une autre méthode a recours au signalement par les internautes eux-mêmes d’un contenu illégal, mais cette option rencontre également les limitations inhérentes aux moyens humains, surtout dans le point d’étranglement constitué par l’intervention sur le contenu lui-même.

 

            Dans ce cas de figure, puisque la prohibition se montre inapplicable, comme l’ont été avant elle la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis et la prohibition des drogues dans notre société, il nous reste à voir ce qui peut être fait contre cette utilisation des nouvelles technologies mises au service d’une pathologie invalidante.

 

 

 

Prouver les effets délétères des sites pro-ana.

 

            En premier, la découverte par les professionnels des médias du prosélytisme de certains malades souffrant de troubles du comportement alimentaire (TCA) ne constitue que la découverte d’une phénomène déjà ancien mais jusqu’ici limité et donc peu repérable hors de certaines conditions. Ceux qui ont l’expérience des services hospitaliers recevant des patients adolescents, comprenant donc une forte proportion de TCA, savent bien que ces patients savent parfaitement s’organiser entre eux pour s’échanger des « trucs » de manière à mieux maigrir ou contrôler leur poids.

 

            Ce qu’Internet a apporté  est un moyen de diffusion des ces recettes plus efficace mais n’est en aucun cas une nouvelle offre qui toucherait des populations innocentes. Ce moyen de diffusion est, de plus, bien plus visible par le non-initié que ne pouvaient l’être les recettes échangées entre patients ou entre adolescentes dans les cours de récréation.

 

            Cependant, il ne faut pas surestimer l’impact que peuvent avoir de tels sites pro ana, ana mia  (pour pro anorexique) ou pro mia (pour pro boulimique). Il est déjà à noter que pour tout un chacun, profane en tout cas, il a paru nécessaire d’expliciter ces termes. Ce qui signifie clairement que seuls ceux ou celles ayant un intérêt particulier pour les troubles alimentaires, ou du moins la question alimentaire auront une chance, ou plutôt la malchance, de rencontrer ces sites par hasard.

 

            Pour ceux, ou plus probablement celles, qui auraient  fini par aboutir sur de véritables sites prosélytes, qu’il s’agisse de sites personnels de blogs ou de forum, l’argument de la « séduction des innocents » ne tient guère. Comment imaginer que des êtres innocents soient pervertis par des sites dont la séduction insidieuse n’est pas le moyen de recrutement ?

 

            Le fantasme populaire selon lequel la diffusion d’une propagande encourageant les troubles alimentaires par le moyen de l’Internet a significativement augmenté leur incidence n’a aucunement été prouvé. Par contre, le fait que certains sujets cherchent à se documenter sur les moyens de perdre du poids par l’intermédiaire des forums particulièrement est indéniable. Ceci dit, le fait de chercher à perdre du poids par des moyens extrêmes en fait des candidats à une pathologie prête à se déclarer, voire déjà déclarée. Tout au plus pourrait-on incriminer ces sites pour avoir facilité la diffusion d’une information qui aurait été plus ou moins facile à trouver sans l’Internet.

 

            Dans notre pratique quotidienne, pourtant fort fournie en troubles alimentaires, il nous reste encore à rencontrer celles qui auraient été amenées aux TCA par la fréquentation de ces sites, en toute innocence, sans désir antérieur de maigrir. On ne peut malheureusement pas dire de même en ce qui concerne celles qui ont entamé un régime recommandé dans un magazine féminin, les menant en droite ligne à l’anorexie ou à la boulimie. De même les canons de beauté actuels calqués sur des mannequins à la silhouette sans formes féminines ont beaucoup à répondre des aspirations des jeunes femmes ou des jeunes filles d’aujourd’hui qui ne peuvent imaginer qu’il s’agit  d’un morphotype plus adapté à la mise en valeur des vêtements qu’à une représentativité de la plus grande majorité de la population féminine mais surtout d’une présentation d’images tronquées, retouchées dont les formes lisses ignorent le pli tant stigmatisé dans l’esthétique féminine idéale et cependant inévitable dans l’anatomie réelle.

 

            Les sujets concernés par l’influence délétère de l’Internet ne sont jusqu’ici que des sujets en phase morbide ou prémorbide.  Pour démontrer cela, il suffit de dépasser une certaine réticence et de se confronter à la réalité même de ces sites.

 

La réalité des sites pro ana en elle-même.

 

            En préambule, la rumeur quant à la disponibilité infinie des sites pro ana ou pro mia sur le Web  doit déjà être mise en doute. En effet, du fait de la lutte qui est faite auprès des fournisseurs d’accès Internet dans le monde entier pour les professionnels de santé, les pouvoirs publics, les familles de malades et parfois les malades eux-mêmes, ces sites sont particulièrement instables. Nombre d’entre eux sont régulièrement fermés par les fournisseurs, pour réapparaître chez d’autres fournisseurs quelques jours plus tard, donnant l’occasion à un jeu de piste virtuel constitué d’énigmes « pour celles qui savent » et qui pourront retrouver leur site à la manière d’une société secrète[4].

 

            La majeure partie des sites qui nous intéressent se répartissent en deux catégories : les sites d’apologie des troubles alimentaires proprement dits et les forums de discussion.

 

Les premiers se caractérisent par leur caractère personnel, soit sous la forme de « page perso », soit sous la forme d’un « blog ». Ils sont conçus et réalisés par un individu qui parle en son nom et parfois au nom de toutes les personnes souffrant de troubles alimentaires, s’arrogeant bien évidemment un mandat que nul ne lui a jamais confié. Nous n’avons, à ce jour, pas trouvé de site conçu par un groupe de malades, ce qui s’en rapprocherait le plus prend la forme d’un site personnel où sont venus s’adjoindre d’autres personnes intéressées à échanger sur la question[5].

La plupart du temps, le site personnel prend la forme d’un témoignage sur la souffrance de son auteur. Qu’elle se manifeste à l’égard de la maladie elle-même en est la forme la moins dangereuse. Elle est le plus souvent fort dissuasive car la description réaliste des difficultés de vivre avec un trouble alimentaire ne peuvent guère encourager les postulants. Ces sites ne devraient pas être censurés dans la mesure où l’expérience des TCA est dépeinte sans complaisance et fournit en outre à leur auteur une bonne occasion d’exprimer son vécu et de recevoir des témoignages de soutiens et peut-être même des conseils pertinents.

 

Par contre, d’autres fois, la souffrance inhérente à la pathologie est déplacée sur une mise en cause d’éléments externes, permettant d’attribuer tout le malaise aux autres, c’est-à-dire à la famille, à l’entourage, et au milieu médical le plus souvent. La souffrance est reconnue mais attribuée à des causes autres que la maladie. Ces sites sont les seuls et véritables sites pro ana ou pro mia. Ils encouragent à la poursuite de l’anorexie et de la boulimie en tant que mode de vie, d’où les  bracelets de différentes couleurs portés, et reconnus par les initiées[6] . L’apologie y est faite de la maigreur à l’aide de slogans tels que « thinner is better » (plus mince c’est  mieux), « vide = pure », « quad me nutrit me destruit » (ce qui ne nourrit me détruit), « we achieved what they can’t » (nous avons réussi là où elles ont échoué).

Ces sites sont probablement les seuls sites où l’anorexie et les troubles alimentaires sont ouvertement glorifiés à dessein, cependant un certain nombre de facteurs limitent la portée de leur prosélytisme :

 

           

 

            Tout d’abord, il peut  parfois être bien difficile de trouver, ou de retrouver, des sites pro ana, qui migrent au rythme des « persécutions » du « complot médical », et qui maintenant se réfugient derrière des mots de passe interdisant à celui ou celle qui « n’en est pas » l’accès au saint des saints. Pour maigrir heureuses, maigrissons cachées.

 

            Ce qui peut apparaître comme leur apparente ambivalence ou contradiction, en réalité une profonde méfiance des actions légales possibles contre leur contenu, peut donner d’emblée soit l’impression que ces sites ne sont pas pro ana ou pro mia si l’on ne lit que leur page d’accueil, soit d’un malaise ou d’une duplicité quant aux contenus qui y sont énoncés.

 

Nous citerons pour exemple sur un même site la page d’accueil annonçant :

 

 «  …Si vous recherchez à devenir anorexique ou boulimique sur ce site, quittez le. Vous ne trouverez pas d’information dans ce site, où sur aucun site référencé dans ce site pour devenir boulimique ou anorexique… » [7].

 

Alors que quelques fenêtres plus loin le credo de l’anorexique affiche :

 

  • Je crois en le Contrôle, la seule force suffisamment puissante pour apporter l’ordre dans le monde de chaos qui est le mien
  • Je crois que je suis la personne la plus vile, la plus dénuée de valeur et la plus inutile qui n’aie jamais existé sur cette planète et que je ne peux absolument pas mériter l’attention ou le temps de qui que ce soit
  • Je crois que tous ceux qui disent autrement doivent être de parfaits idiots. S’ils pouvaient me voir comme je suis en réalité, ils me haïraient comme moi-même je me hais
  • Je crois que « il faut »et je « dois » sont des lois indestructibles qui doivent déterminer ma vie quotidienne
  •  Je crois en la perfection et que je dois tout faire pour l’atteindre
  • Je crois que le salut réside dans faire un petit effort supplémentaire chaque jour
  • Je crois que les tables de calories sont issues de Dieu et je dois m’en souvenir à chaque moment
  • Je crois en la balance comme indicateur de mes réussites et de mes échecs journaliers
  • Je crois en l’enfer, car parfois je crois y vivre quotidiennement

 

  • Je crois en un monde en noir et blanc, en la perte de poids, en la rémission des péchés, en l’abnégation du corps et dans une vie de jeûne éternel [8]

 

En parcourant le site dont nous tirons ces quelques extraits qui nous semblent significatifs on ne peut être que frappé par l’impression d’ambivalence qui s’échappe de son contenu. En effet, les contenus y sont présents de manière clivée, les mises en garde et les descriptions cliniques tirées des manuels de psychiatrie y voisinant avec le credo de l’anorexique cité in extenso plus haut, mais aussi différents régimes, les mensurations et l’IMC de diverses personnalités du monde de l’image, des trucs pour manger moins ou pour mieux contrôler son poids, des photos, parfois retouchées, de mannequins squelettiques. A cet égard, deux hypothèses se présentent, sans qu’elles soient exclusives mutuellement, celles d’une prévention légaliste contre toute poursuite judiciaire possible associée à une apologie de la maladie, ou bien d’une ambivalence fondamentale reflétant à travers les arguments contradictoires affichés la lutte entre la maladie, pourtant  ici ouvertement revendiquée et assumée, et une partie plus « saine » qui ne parvient pas à s’accommoder de la souffrance des symptômes.

 

De plus, à ceux ou celles qui ont eu assez d’énergie pour s’engager dans une recherche sur le net parfois difficile, la sensation peut vite se faire d’avoir accédé à un monde d’initiées, le vocabulaire y est spécialisé, voire hermétique ou codé. Les positions prises sont généralement extrêmes, voire caricaturales dans leur extrémisme de la minceur et de leurs louanges quant aux immenses avantages de la même minceur. Le manque de nuance inhérent à celles qui veulent convaincre les mène à ostraciser pêle-mêle le corps médical dans son entier, la famille, la société de consommation à la façon des adolescents qui  « aiment à être incompris » pour citer D.W. WINNICOTT

 

            L’exclusivité de tels « clubs » n’en fait pas l’accès facile à tout un chacun, n’en fait pas parti qui veut. A certaines postulantes demandant sur un forum comment devenir anorexique il fut répondu sans ménagement et sans ambiguïté : « on ne devient pas anorexique on l’est ! », renvoyant de manière brutale et élitiste les postulantes  (en anglais « wannabee ») à leur confusion innocente entre minceur et cachexie anorectique.

 

La discrimination entre les sites authentiquement Pro-ana  et ceux de libre expression des patients souffrant de TCA n’est guère aisée à faire.  Seule une lecture attentive par un spécialiste des TCA,  où peut-être même une patiente guérie ou en voie de guérison, malgré toute sa subjectivité, pourrait être une manière d’exercer un filtrage entre les Pro-ana déclarés, ceux qui agissent de façon plus voilée et les sites qui relèvent d’une expression d’une souffrance personnelle qui ne serait pas incitation.

 

L’exemple des sites anglo-saxons en est particulièrement flagrant. L’extrême légalisme, conséquence d’une crainte de toute répercussion potentiellement judiciaire du contenu d’un site, provoque une contradiction, voire une hypocrisie intrinsèque dans de nombreux sites. En effet, chaque site met en avant de nombreuses mises en garde contre les TCA dans sa page d’accueil. Malheureusement, le contenu se révèle généralement profondément en contradiction avec ces mises en garde vertueuses. Il n’est pas rare de trouver de trouver sur un même site mise en garde légale, conseils pour maigrir associés à une franche apologie de la thinspiration. Dans d’autres sites, la limite est plus malaisée à discerner. Si l’on exclut les sites les plus contradictoires, hypocrites ou franchement sournois dont le contenu est en contradiction évidente avec les intentions annoncées, il reste cependant un bon nombre de sites dont la bonne foi n’est pas contestable mais dont le point de vue peut présenter diverses déformations ou informations fallacieuses potentiellement dangereuses.

 

Le vécu de chacun, quant aux soins par exemple, est fortement subjectif mais peut parfois être pris comme argent comptant, que ce soit dans un sens positif ou négatif, par des lecteurs ou lectrices, potentiels malades, il faut le rappeler. De ce fait, les effets provoqués par telle ou telle prise de position, sur la méthode de soins par exemple, ne sont pas sans conséquences sur des sujets en état de fragilité. Telle patiente décidera ou ne décidera de ne pas entreprendre de soins selon le vécu relaté souvent sans distance sur le site.

 

Autant ces conséquences peuvent être positives, autant elles peuvent également être négatives selon que les conseils iront dans un sens ou un autre, sans pour autant d’ailleurs que l’expérience singulière ne valide une démarche plutôt qu’une autre.

 

La question des forums de discussion est, elle aussi, cruciale et bien moins considérée ou dénoncée que les sites Pro-ana. Tous les sites généralistes consacrés  à la santé et au bien-être, ou presque, possèdent une rubrique nutrition ou régime parfois « Anorexie-Boulimie ». Dans ces rubriques s’échangent conseils, opinions souvent militantes, extrémistes, éventuellement apologétiques de l’anorexie ou des TCA. Ces conseils concernent les méthodes pour maigrir de manière drastique, ceux pour peser plus sur la balance sans pour autant prendre de poids, etc. Les propos les plus virulents y sont tenus, les conseils plus inadaptés, voire les plus délirants, y sont prodigués et les comportements les plus inadaptés ou les plus dangereux y sont encouragés.

 

Aucune supervision ou censure ne semble exercée par les responsables de site ou leurs web masters si l’on considère la persistance dans le temps des propos les plus aberrants, et peut-être n’est-il guère possible de la faire. En tout cas, la question est posée et  mérite que les diffuseurs de messages potentiellement létaux auprès de populations fragiles se sentent interpellés. Nous aurions quelques suggestions à faire à ce propos.

 

Maintenant que la question de la dangerosité de ces sites est posée, à défaut de pouvoir soit les faire efficacement interdire ou de limiter  leur action, il existe peut-être une possibilité de les utiliser dans un sens moins  néfaste.

 

Profiter de ses ennemis.

 

L’idée nous en est venue à la lecture de « Comment tirer profit de ses ennemis » du grec Plutarque (2ème siècle après JC) également auteur du classique « La vie des hommes célèbres ». Dans ce petit ouvrage récemment réédité, dont nous avons parodié le nom à titre d’hommage, Plutarque explique en bref que les critiques ou les attaques qui nous sont faites ne visent certes pas notre bien mais qu’elles peuvent nous être utiles. En effet, bien qu’elles soient faites pour nuire, ces attaques contiennent souvent des éléments de vérité ou de réalité. Ces éléments sont certes déformés, délibérément gauchis ou caricaturés mais il est possible de nous en servir pour nous réformer.

 

A notre fréquentation, d’abord curieuse des sites Pro-ana et des forums consacrés aux troubles alimentaires il nous a semblé que ces sites et ces forums pouvaient nous servir en deux points.

 

De manière clinique dans un but d’apprentissage

 

Tout d’abord la liberté d’expression, la grande sincérité et une grande authenticité y règnent. Nous ne parlons évidemment pas dans ce cas d’une expression de La Vérité mais bien de la vérité subjective, aussi pathologique soit-elle de ces patients. Cette sincérité est fort rarement obtenue même dans les relations thérapeutiques les plus confiantes et abouties. Ceci pour deux raisons majeures, pour pouvoir parler en toute véracité il faut qu’une occasion se présente, le plus souvent sous la forme d’une écoute jugée compétente par le locuteur. Parler dans le vide n’amène rien alors que la sensation, voire l’illusion d’être compris permet de dégager une parole qui vient du plus profond de l’être. Ensuite, outre la compétence de celui qui écoute, se pose la question de sa fiabilité, du respect des choix du sujet parlant sans chercher à le mener dans un chemin qui ne serait pas le sien, chemin de la seule prise de poids le plus souvent.

 

Cependant,  l’acquisition d’une telle confiance dans la relation thérapeutique ne va pas sans effets sur le discours des patients soufrant de troubles alimentaires. En effet, le travail qui mène à une relation stable et confiante passe par une élaboration qui peut être parfois fort discrète, voire inconsciente, de représentations et de fantasmes primitifs concernant particulièrement  l’alimentation et le corps. De ce fait, n’apparaissent rapidement au décours du travail thérapeutique que les fantasmes les plus avouables à un tiers « qui n’en est pas », de peur de paraître ridicule ou idiot.

Nous en donnerons pour exemple une idée fort répandue chez les patientes anorexiques qui craignent régulièrement de manger des aliments qui les feront grossir comme par magie de plus que du poids ingéré. Sur ce sujet très précis, portant exclusivement sur la question de la nourriture ingérée, nos patients sont incapables de concevoir la conservation des poids et des quantités et ne semblent pas avoir atteint un stade appelé « opérations concrètes » par Jean PIAGET[9], alors que ce stade du développement intellectuel, apparaît vers l’age de 7 ans. Interrogées plus en avant, elles peuvent parfois reconnaître que cela leurs semble aberrant mais qu’elles ne peuvent s’empêcher de croire à cette possibilité de prendre du poids supplémentaire alors  qu’elles savent pertinemment qu’il n’en est rien, ce qu’elles ont souvent plus que prouvé en atteignant des niveaux d’étude où de telles notions sont absolument nécessaires.

Ces fantasmes extrêmement infantiles n’apparaissent que dans des conditions assez exceptionnelles dans des thérapies au long cours, dans le cadre d’une double confiance à la fois dans le thérapeute mais aussi confiance du patient en lui-même dans la mesure où il peut avouer, le terme n’est pas trop fort, des failles inavouables. Cependant, pour les quelques fantasmes qui tardent à apparaître dans le cadre privilégié de la consultation, combien nous échappent-ils ?

 

Alors que dans les sites de discussion, ceux-ci s’expriment de manière transparente dans la relation de confiance qui s’installe de pair à pair. Les forums de discussion offrent au clinicien un matériel riche à la fois en termes de contenu mais également en termes d’histoire et d’évolution de la maladie. Quand la consultation de malades anciens est pléthorique, rares sont ceux ou celles qui n’ont commencé à se restreindre ou à déraper dans des crises que depuis quelques semaines, alors que la fraîche apparition de ces symptômes est souvent décrite par des sujets inquiets dans les forums Internet consacrés à la santé ou la nutrition. D’où, à mon sens, un terrain clinique à ce jour assez délaissé mais qui reste à explorer pour une exploration plus avancée, voire pré médicalisée des troubles alimentaires débutants.

 

De manière à mieux soigner

 

 

En outre, point plus délicat, ces sites et ces forums peuvent nous, j’entends dans ce nous les soignants, permettre de repérer nos défauts et nos complaisances thérapeutiques. Ainsi, qui n’a pas entendu du mal ou des critiques de tel ou tel confrère, sans penser que celui qui les rapportait n’exagérait pas ou ne manifestait pas une résistance ? Les forums et les  sites débordent de témoignages, certes parfois douteux ou tendancieux, sur tel ou tel soignant qui n’a pas su complaire à la plaignante.

 

Le monde médical et para médical y est décrit comme incompétent, brutal, trop sûr de lui et de son savoir, incapable de se départir de ses théories et de ses idées préconçues, trop impatient pour écouter la souffrance des patients, trop méfiant pour ajouter foi à leurs dires, voire éventuellement trop préoccupé de gains ou de carrière pour compatir à la souffrance exprimée.

 

Tout d’abord, la première plainte que font les patients souffrant de troubles alimentaires est le manque de connaissances précises du monde médical quant à leur pathologie. En effet, nombreux sont les témoignages qui décrivent des soignants débordés par une pathologie que leurs patients connaissent mieux qu’eux. La situation est ici paradoxale de patients surinformés, ceci de manière traditionnelle mais surtout  depuis la diffusion infinie de la bulle Internet, qui en savent effectivement plus que des praticiens non formés à cette pratique spécifique, ou qui le croient. La grande majorité des patients en a plus lu sur son symptôme que le soignant non spécialisé mais parfois même que celui qui l’est, particulièrement dans le domaine de l’actualité, généraliste ou spécialisée.

 

Peut-être, faudrait-il entendre cette remarque récurrente et concevoir que le traitement des troubles alimentaires ne se situe que dans une approche spécialisée par des praticiens possédant assez d’expérience pour en savoir plus que leur patient, certes surinformé. Ceci qu’il s’agisse de prise en charge somatique ou psychothérapique.

 

De plus, bien que la sensibilité, voire l’extrême vulnérabilité des patients souffrant de TCA soient régulièrement décrites dans les manuels, nombreux sont les témoignages de malades qui ne se sont pas senties écoutées dans un cadre laissant à leur souffrance la possibilité de s’exprimer. Ici, il s’agit moins d’incompétence que de conditions de temps, et de respect de la parole de l’autre. En effet, l’approche et particulièrement les premiers contacts avec ces malades nécessitent une attitude d’écoute associée à une neutralité particulièrement bienveillante, l’accent étant à mettre beaucoup plus sur l’aspect bienveillance que sur une neutralité parfois ressentie par ces patients, souvent échaudés par de multiples consultations infructueuses,  comme un désintérêt blasé. Ceci s’exprime par la demande récurrente dans les forums Internet d’un thérapeute compétent mais aussi « sympa », ce qu’il faut probablement par une demande de soutien et de réassurance, dans la mesure où le transfert est un enjeu majeur dans la continuation la prise en charge de ces patients.

 

En écoutant, si on peut le dire ainsi, ce qui se dit dans les forums Internet où interviennent régulièrement des patients souffrant de troubles alimentaires, il est possible de dégager leur demande quant au profil du soignant idéal.

 

Celle ou celui-ci est recherché dans une opposition absolue à une ligne de contrainte telle qu’a pu l’exercer un entourage débordé par son angoisse. Ni la contrainte, ni les menaces ou du moins ce qui est ressenti comme telles n’auront d’effet  sur ces patients, du moins d’effet positif. De même, une neutralité analytique classique, ou une consultation médicale par trop précipitée seront généralement ressenties comme une indifférence absolue à leur mal.

 

On voit dès lors que la ligne à suivre en présence de ces patients est une voie bien étroite et tortueuse qui n’est pas sans rappeler l’art de la stratégie telle que l’enseignent les classiques[10]. Il s’agit dès lors d’alterner selon le transfert actuel du patient entre une position de contenant qui ne doit jamais être étouffante et une position de distanciation qui ne doit pas passer pour de l’indifférence. A ce prix, il est à la fois possible de se situer comme allié du patient sans s’aligner pour autant sur les symptômes les plus extrêmes. En bref, soutenir l’anorexique et la boulimique mais ni l’anorexie ni la boulimie.   

           

 

La question des magazines féminins et culte de la maigreur.

 

            Enfin, pour revenir à la question de la nocivité des sites web, la question qui se pose à leur encontre ferait beaucoup mieux de se poser quant aux magazines dits féminins. Certes l’apologie de l’anorexie ne se retrouve pas dans leurs pages, on pourrait même dire que depuis quelques années, les journaux féminins ont beaucoup fait pour informer les populations à risque des dangers des troubles alimentaires.

 

 Cependant, derrière un masque de respectabilité et d’institutionnalisation, l’exhibition et l’idéalisation depuis plusieurs décennies de modèles féminins en sous poids, voire franchement cachectiques, n’a pas été sans conséquences sur les canons de la beauté telle que l’envisagent les femmes.

 

De plus, la rente de situation des régimes centrés sur la perte de poids à court terme à laquelle participe également la partie du corps médical qui invente toujours de nouveaux régimes miracles n’est pas pour rien dans la quête effrénée qui mène certaines aux TCA. Il est difficile de trouver un magazine féminins qui ne fasse pas toute ou partie de sa première de couverture sur comment perdre deux, trois, cinq kilos avant, la plage, les vacances, le mariage, après noël, l’accouchement, etc.

 

Les sites Internet qu’ils soient officiellement Pro ana ou pas  ont un mérite que n’ont pas les magazines institutionnalisés : leur nouveauté et la suspicion qui s’y attache. La nouveauté du procédé le rend suspect, de même que l’absence manifeste de contrôle externe sur les contenus Internet, alors que remettre en question ce qui a eu l’honneur d’être édité et imprimé reste encore difficile.

 

Pour un droit de réponse ou une notice de précaution ajoutée à ces sites ?

 

            Enfin, en guise de conclusion, nous nous permettrons de suggérer trois  pistes pour limiter, si cela peut s’avérer nécessaire, les possibles nuisances des sites Pro ana qui, il faut bien le rappeler, ne menacent probablement que ceux ou celles qui étaient déjà menacées avec ou sans Internet.

 

            Tout d’abord, une voie limitative du contenu peut s’offrir avec les logiciels de contrôle parental, ce qui paraît possible en ce qui concerne la pornographie peut éventuellement être appliqué pour ce qui pourrait être considéré comme un contenu tout aussi violent et déstabilisant pour des âmes sensibles et influençables. Ceci dit, le contournement d’un tel est certainement autant possible  que pour les sites pornographiques auxquels les adolescents ne se gênent pas d’accéder.

 

            En outre, il paraitrait peut être possible d’envisager la mise en place par les fournisseurs d’accès, sans entraver pour autant la libre expression de chacun, d’insérer au moyen de « pop-up », c'est-à-dire de fenêtres apparaissant automatiquement sur l’écran des mises en garde basée sur  le modèle des avertissements qui ornent les paquets de cigarette prévenant de manière claire et concise des dangers des troubles alimentaires.

 

            Enfin, la meilleure mais probablement la plus difficile à mettre en place des mesures serait de pouvoir exercer un droit de réponse ou de rectification des professionnels de santé ou des associations de lutte contre les troubles alimentaires. Mais cette mesure nécessiterait un engagement considérable et une vigilance constante de  la part d’acteurs déjà bien occupés à traiter les troubles, ceci d’autant plus que les actions de prévention primaires comme celle envisagée ici restent difficiles à évaluer quant à leur efficacité réelle.

 

Pour conclure, la question qui se pose à tous qu’ils soient professionnels de santé, parents ou éducateurs, malades avérés d’un trouble alimentaire ou sujet dans une phase de fragilité, n’est guère de la dangerosité spécifique des sites Pro ana ou Pro mia. Nous espérons en effet avoir convaincu le lecteur si ce n’est de l’innocuité de tels sites du moins de leur peu de dangerosité pour les « innocents » terme par lequel nous entendons les sujets non concernés par les troubles alimentaires avant un premier contact avec les sites Pro ana.

La question se constitue certainement plus autour de la réponse à apporter qu’elle soit directe, sous forme de limitation de la nocivité éventuelle de ces sites d’une manière ou d’une autre, ou indirecte, sous forme d’une démarche qui nous permette de mieux appréhender la maladie dans une phase de début peu accessible à l’étude jusqu’ici et d’en tirer des connaissances qui nous servirons à mieux lutter contre les troubles alimentaires.

           

 

 

[1] PLUTARQUE « Comment tirer profit des ses ennemis », Rivages poches, Petite bibliothèque, Editions Payot & Rivages, Paris, 1993

[2] Conçu dans les années 60 par le ministère de la défense américain, le web est issu d’un système de communication militaire décentralisé, utilisant le réseau téléphonique civil, dont le but était de ne pas offrir à une attaque nucléaire massive d’objectif clairement défini. La dispersion, la redondance permettait de continuer à acheminer des informations stratégiques malgré la perte d’une partie des composants du système par l’utilisation de routes alternatives telles que le réseau téléphonique, impossible à détruire complètement en quelques frappes.

[3] Au moment où nous écrivons, il ne semble pas exister de robot qui puisse saisir l’immense subtilité du langage humain. Le phénomène que le linguiste Noam CHOMSKY nomme la « grammaire générative » l’en empêche. En effet, alors que tout être humain peut comprendre, ou concevoir, un énoncé qu’il n’aurait jamais entendu, la machine en est incapable. Donc elle ne peut agir subtilement sur un énoncé qu’elle ne comprend pas complètement d’où un certain nombre d’erreurs grossières que l’on constate régulièrement par exemple dans les moteurs de recherche.

De plus, pour qui aurait sciemment l’intention de tromper ou de dissimuler un message le recours aux tropes (métaphore et métonymie) rend impraticable à toute machine la compréhension d’un tel message. Aucune d’entre elles ne saurait trouver à l’expression « mort aux vaches » la moindre intention subversive.

[4] A noter que depuis quelques temps les « confréries » d’anorexiques se rassemblant sur la toile, particulièrement utilisent des ruses issues des sociétés secrètes, tant à la mode depuis le succès « Da Vinci code ». Empruntant pour écarter les non initiées des ruses dignes des Illuminati, elles forgent quasiment par là la rumeur d’un complot destiné à faire maigrir les adolescentes innocentes, reflet narcissique et new age du « protocole des sages de Sion » ou du complot communiste mondial des générations précédentes

[5] A noter que ces sites regroupant apparemment plusieurs intervenants paraissent le plus souvent instables, leurs adresses changent régulièrement, des mots de passe en interdisent l’accès, voire ils disparaissent simplement. Outre le fait que certains passent dans la clandestinité pour échapper aux profanes, d’autres disparaissent probablement simplement du fait des tensions inhérentes au maintien de tels groupes. En effet, la question de la rivalité dans l’expression des symptômes génère souvent une agressivité au sein des groupes de malades, particulièrement chez les  patientes souffrant d’anorexie mentale.

[6] - couleur rouge (avec éventuellement une libellule) pour les anorexiques, pourpre pour les boulimiques, vert pour celles qui sont entrain de jeûner.

 

[7] Dans le texte original :

This site is a pro-ana pro-mia website plus forum and anorexic / bulimic chat room.
It is for support of those who already have anorexia / bulimia and/or those that accept people that are anorexic or bulimic.
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As well, if you are looking to get anorexia / bulimia by being here then please leave. You will not find information contained within this web site, forum, or any site linked to / from this website on how to become anorexic or bulimic.
If you do not accept the condition of anorexia / bulimia / other eating disorders plus the pro-ana pro-mia movement then you must also leave this proana website immediately.
Also you will not use this pro-ana pro-mia web site and or forum against anyone in any conceivable manner.

 

[8] I believe in Control, the only force mighty enough to bring order to the chaos that is my world.
I believe that I am the most vile, worthless and useless person ever to have existed on this planet, and that I am totally unworthy of anyone's time and attention.
I believe that other people who tell me differently must be idiots. If they could see how I really am, then they would hate me almost as much as I do.
I believe in oughts, musts and shoulds as unbreakable laws to determine my daily behavior.
I believe in perfection and strive to attain it.
I believe in salvation through trying just a bit harder than I did yesterday.
I believe in calorie counters as the inspired word of god, and memorize them accordingly.
I believe in bathroom scales as an indicator of my daily successes and failures
I believe in hell, because I sometimes think that I'm living in it.
I believe in a wholly black and white world, the losing of weight, recrimination for sins, the abnegation of the body and a life ever fasting.

[9] In J. PIAGET & B. INHELDER « Le développement des quantités chez l’enfant », Neufchâtel, Delachaux et Niestlè, 1941

[10] « Je fais en sorte que l’ennemi prenne mes points forts pour mes point faibles, mes points faibles pour mes points forts, tandis que je transforme en points faibles ses points forts et que je découvre ses failles… Je dissimule mes traces de façon à les rendre indécelables ; j’observe le silence afin que nul ne puisse m’entendre » in SUN TZU « L’art de la guerre « p 132  Flammarion, Paris 1972