MECONNAISSANCE DE LA REALITE:
Le politique contre le "psychothérapeute".
Annales des mines N°27, 1992
J.M. HUET, Psychologue-Psychanalyste,
Voici
quelques temps paraissait
dans ces pages, un article de Mrs BERGERON et PASCAIL
intitulé "
Réalités méconnues: Le soin des
toxicomanes, le
psychothérapeute contre le politique ". Cet écrit
est
issu d'une enquête réalisée en 1990
dans le cadre
d'une convention signée avec une DDASS se donnant pour but
d'"
apporter des éléments de connaissance sur le
fonctionnement des institutions en charge du soin des toxicomanes " (
). Cet article, fort critique à l'égard du
dispositif de
soins contre la toxicomanie, soulevait un certain nombre de points sur
lesquels j'aimerai revenir, en tant que psychanalyste, intervenant sur
les problèmes de toxicomanie mais aussi en tant que citoyen,
pour corriger plusieurs approximations et erreurs portant à
la
fois sur l'approche logique et sur le fond des
phénomènes
décrits.
La question de la psychanalyse dans les structures de soins pour
toxicomanes:
Les
auteurs de l'étude
parlent du dispositif de soin comme d'" un dispositif dominé
par
le paradigme de la psychanalyse". Il serait cependant utile,
à
mon sens de préciser de quelle psychanalyse il s'agit. En
effet,
le terme "psychanalyse" recouvre plusieurs sens qu'il ne s'agit pas de
confondre.( )
Selon mon
expérience,
l'utilisation par le dispositif de soin contre la toxicomanie de " la
psychanalyse" ne concerne que la recherche et une
référence théorique. Par contre, un
certain nombre
de critiques ne sont aucunement pertinentes dans la mesure
où
nul ne prétend, à ma connaissance, dans le
département, suivre des toxicomanes en cure psychanalytique
dans
le cadre des institutions de lutte contre la toxicomanie.( )
Laisser
entendre que la
psychanalyse constitue une pratique répandue, pour ne pas
dire
courante, dans les institutions pour toxicomanes, parait relever d'une
confusion sémantique plus qu'inquiétante dans la
mesure
où le corpus théorique psychanalytique et
l'application
qui en est faite sont fortement différenciés. En
effet,
la cure-type psychanalytique, à l'origine calquée
sur le
modèle de la névrose, n'est que fort rarement
applicable
aux problématiques des comportements toxicomaniaques en
raison
du fait que les toxicomanes ne peuvent qu'exceptionnellement se plier
au cadre de la psychanalyse rappelé plus haut.
Le champ
d'intervention de la psychanalyse et des thérapies qui en
sont
inspirées se situe sur la réalité
intra-psychique
ce qui signifie que la réalité "externe" n'est
abordée qu'à travers le filtre du discours du
patient et
de ses perceptions, de par cette technique l'accent est
porté
sur la vie psychique du sujet et non sur la situation "objective".
Cette limitation voulue et justifiée sur le plan technique
du
fonctionnement des processus psychiques n'exclut pas pour autant
d'autres prises en charges. L'affirmation selon laquelle " l'approche
thérapeutique retenue est fondamentalement
enracinée dans
le paradigme de la psychanalyse " est un contre-sens lourd de
conséquences dans la mesure où il focalise
l'attention
sur une partie de la prise en charge globale qui ne se constitue
aucunement comme solution unique mais bien dans l'articulation avec
d'autres prises en charge (éducative, sociale,
administrative,
somatique, etc...).
La question des " psychothérapeutes"
Le terme
"psychothérapeute" est utilisé à
plusieurs
reprises dans le texte sans que la définition
précise en
soit donnée, quelques précisions ne seront donc
pas
inutiles.
La
psychothérapie forme un
ensemble plus vaste que la seule psychanalyse Nous citerons pour
exemple les thérapies d'inspiration psychanalytique qui se
réfèrent, parfois de loin, au corpus
théorique de
la psychanalyse et adaptent celle-ci à des conditions qui ne
s'insèrent pas dans la cure-type (toxicomanie, troubles
alimentaires, etc...), la thérapie systémique qui
s'attache aux interactions familiales et est largement
utilisée
dans le cadre des pathologies toxicomaniaques, la thérapie
comportementale qui travaille sur les modifications de comportements
élémentaires, la relaxation, etc...
Il est,
à cet égard
regrettable que les auteurs utilisent le terme
"psychothérapeute" en l'assimilant de façon
abusive
à "psychanalyste".
Les
auteurs assimilent
psychothérapeutes, psychanalyse, psychologues qui seront
conceptualisés de manière
indifférenciée
tout au cours du texte. Pour clarifier les concepts, "psychologue" est
un titre universitaire (BAC + 5 ans) qui n'est pas
équivalent
à psychothérapeute, par exemple les psychologues
industriels ou scolaires qui ne réalisent pas de
thérapie; la psychanalyse se dit de la cure-type (voir note
N°2) pratiquée par des psychanalystes qui peuvent
avoir une
formation initiale de docteur en médecine, psychologues, ou
autres et qui ont eux-mêmes suivi une psychanalyse dite
"didactique" et une formation sous forme de supervision. Comme nous
l'avons dit la cure-type n'est pas pratiquée en centre de
soins
pour toxicomanes.
L'assertion par les auteurs de
toute puissance de la psychanalyse, par elle-même et dans le
cadre des centres de soins pour toxicomanes, relève de
fantasmes
bien éloignés de la réalité
quotidienne,
ceci d'autant plus qu'à aucun moment les praticiens de la
psychanalyse ne se réclament d'une telle toute puissance
mais
auraient plutôt tendance à insister sur les
limites d'une
telle prise en charge si elle n'est pas soutenue par d'autres
intervenants centrés sur la réalité
sociale et non
plus sur la réalité intra-psychique.
L'assertion " Tout le travail des
psychothérapeutes consiste donc à
différer les
souhaits des toxicomanes (sevrage, hébergement,
réinsertion)." parait relever d'une
incompréhension
tendancieuse d'une régle thérapeutique qui
consiste
à donner un sens aux demandes du sujet et non à
les
satisfaire en n'en entendant que le message manifeste, ce qui ne
relève pas du thérapeutique.
De plus,
l'enquête
menée par l'institut DEMOSCOPIE sur le dispositif de lutte
contre la toxicomanie durant l'année 199O, réfute
totalement les affirmations des auteurs selon lesquelles " Dans le
département, comme partout ailleurs,[...] il y a stagnation,
voire baisse, du nombre de toxicomanes consultant dans les associations
spécialisées.". Les chiffres donnés
dans les
premiers résultats de l'enquête avancent une
augmentation
de 18% par rapport à novembre 1989 et de 42% par rapport
à 1987. Sont réfutées
également les
affirmations concernant la prépondérance
numérique
des "psychothérapeutes" dans les structures de soins ( 25%
de
psychologues comparés à 33%
d'éducateurs
spécialisés) ( )
Le mythe du parfait suivi.
Dans ce
contexte d'une
extrême variabilité des demandes, des structures
intra-psychiques, et des compétences engagées par
les
différents centres et leurs intervenants, le regret par les
auteurs de "la difficulté à formaliser une
réponse
archétypale en matière de soin du toxicomane " de
la part
des centres parait participer d'un voeu pieux. En effet, dans
l'état actuel de nos connaissances, la solution, on
n'oserait
dire finale, reste à trouver en matière de soins
puisque
les diverses méthodes de prise en charge connaissent, quelle
que
soit leur approche théorique, les mêmes
difficultés.
De
là, la description que
font les auteurs de la "chaîne thérapeutique"
théorique (accueil, sevrage, hébergement,
insertion,
sortie; toutes ces étapes étant
regroupées sous
l'étiquette "suivi") se révèle non
pertinent
puisqu'ils supposent que tout échec à un point
quelconque
de la "chaîne" ramène au point de
départ, ce que
heureusement notre expérience clinique dément.
Le
modèle à
proposer sera donc d'une extrême modestie, tenant compte de
la
forte compulsion à l'échec de la population des
toxicomanes, mais devrait surtout se définir comme d'une
souplesse maximale, à la fois en ce qui concerne les
approches
théoriques mais aussi la pratique, plutôt que
d'envisager
une "réponse archétypale" pour des sujets qui
n'ont que
trop tendance à exhiber "le toxicomane" que l'on peut
s'attendre
à voir.
Méthodologie d'évaluation: entre le possible et
le souhaitable.
Le
désir des auteurs d'une
évaluation scientifique du travail des centres est
également tout à fait louable, cependant il se
heurte
à un certain nombre de problèmes
méthodologiques.
Tout d'abord, l'évaluation du "travail des associations sur
le
plan qualitatif" n'est malheureusement pas pour un avenir proche,
puisque, jusqu'ici, nul n'a réussi à combiner
à la
fois rigueur scientifique (approche statistique) et
appréciation
subjective de la qualité d'un travail. Le
décompte de
"actes" tel qu'il est pratiqué avec ses incertitudes de
définition, est, certes, sujet à caution, mais
d'autres
critères ne seraient probablement guère plus
pertinents
s'ils n'étaient pas mieux pensés. La question de
l'évaluation reste donc posée sur le plan de la
pure
méthodologie.
En outre,
sur un plan
d'épidémiologie médicale, l'article
note une
question majeure:
" Pour toutes ces raisons [ instabilité, rechutes], les
intervenants en toxicomanie constatent, à leur grand dam,
qu'une
part importante des patients qu'ils ont suivis plus ou moins longtemps
sont des "perdus de vue"; ils ont quitté brutalement
l'institution et depuis plus de nouvelles... Sont-ils pris en charge
par une autre institution ? Sont-ils en prison ? Ou plus tragique
encore, sont-ils morts d'une surdose ?"
La
difficulté d'un suivi
épidémiologique à long ou moyen terme
n'est
malheureusement aucunement spécifique de la population des
toxicomanes, elle se pose aussi dans le cas d'autres populations. Les
suivis à long terme des maladies psychiques ou bien de
celles
où les facteurs psychiques occupent une large place,
l'obésité par exemple, rencontrent les
mêmes
difficultés avec des taux de perte allant jusqu'à
40% si
la population n'est pas relancée énergiquement.
Dans de
tels cas, il n'est pas possible d'invoquer l'impuissance des centres ou
la mauvaise volonté spécifique des toxicomanes
mais il
est souhaitable d'évaluer les difficultés
inhérentes à de telles études
même si les
dispositions de la loi de 1970 ne les facilitent aucunement. A ce
stade, un choix politique doit être fait entre protection de
la
population des toxicomanes et évaluation scientifique
rigoureuse
de l'histoire "naturelle" de ceux-ci ou de l'efficacité des
centres.
Questions d'interprétations
De plus
un certain nombre
d'autres erreurs que l'on pourrait même qualifier de
procès d'intention ou d'interprétations
tendancieuses
sont à noter:
Tout
d'abord, il m'est fort
désagréable comme citoyen de lire que non
seulement la
pratique des associations " consiste à maximiser, voire
augmenter artificiellement le nombre d'actes " mais qu'en plus " la
DDASS [...] se sert de ces chiffres pour optimiser elle-même
des
financements face au ministère de la santé ". Il
faudrait
donc entendre que à la fois les associations et la DDASS
sont
constitués d'individus qui en plus de leur
incompétence
méthodologique et thérapeutique y ajoutent une
franche
malhonnêteté.
Ensuite,
la question de la
situation financière précaire des centres telle
qu'elle
est décrite nécessite aussi quelques
précisions.
Pour regrettable que la situation soit, la distribution des
crédits d'état se fait selon des
modalités
précises qui ne peuvent être modifiées
d'un coup de
plume:
Ces
crédits d'état
sont limitatifs, votés au parlement en loi de finances
initiales, ils ne peuvent donc, de ce fait suivre les
évolutions
liées aux modifications des conventions collectives
survenues
après ce vote.
Au niveau
de la DDASS, et de la
distribution de l'enveloppe globale qui est
décentralisée, celle-ci est assurée
pour la
reconduction des structures existantes avec une majoration
fixée
chaque année (2,9% pour l'année 1991).
L'obtention de
moyens nouveaux est possible à l'aide de
redéploiements
de moyens, donc au détriment de structures existantes comme
les
auteurs le présentent, cependant, il existe une
possibilité pour la DDASS de solliciter des
crédits
complémentaires pour l'enveloppe départementale,
crédits négociés auprès de
la Direction
générale de la santé.
Ensuite,
"la méfiance
réciproque des psychothérapeutes"
relève, elle
aussi, d'une vision des choses plus que parcellaire. Le fait de ne pas
contacter le précédent
"psychothérapeute", quand
son existence est connue, relève de toutes autres
raisons.
En effet, en regard des assertions de l'article, il n'est pas inutile
de rappeler que , jusqu'à présent, le choix d'un
médecin ou d'un thérapeute reste libre pour tous,
toxicomane ou non et qu'il n'est pas question de revenir sur ceci,
quelles qu'en soient les raisons pour en changer, bonnes ou
mauvaises. Le secret médical s'applique également
dans ce
cas et il est bien rare que, recevant un patient
déjà
suivi, un psychologue, psychanalyste ou médecin psychiatre
ne
cherche à réorienter le patient sur son
thérapeute
d'origine pour qu'il puisse aborder avec lui son départ
éventuel. D'autre part, le respect du patient est un
impératif d'ordre éthique et le praticien se doit
de ne
pas l'oublier, il est donc hors de question de contacter le
précédent intervenant à l'insu ou
contre la
volonté du patient, fût-il toxicomane.
Pour
finir sur une note plus
légère, les auteurs reprennent à de
multiples
reprises l'expression utilisée par un maire-adjoint "sortir
de
leurs bureaux climatisés" à propos des
professionnels de
la lutte contre la toxicomanie, ce qu'il faut entendre, nous
l'espérons comme métaphore récurrente
et non,
comme il est nécessaire de le préciser,
réalité des locaux puisqu'à ma
connaissance la
climatisation caractérise plutôt les batiments
administratifs neufs que ceux utilisés par les centres pour
toxicomanes que nous les invitons à venir visiter de
manière moins partielle.
En
conclusion, il serait
intéressant de faire le parallèle entre cette
étude et l'aventure de Margaret MEAD,
célèbre
ethnologue. Forte partisante d'une structure de
société
fondée sur une "valeur unique", à opposer aux
valeurs de
la société occidentale, celle-ci
décrivit dans son
ouvrage " Adolescence à Samoa " ( ) une
société
fondée sur la liberté sexuelle à
l'adolescence.
Basée exclusivement sur des entretiens avec les adolescents
samoans, l'étude avait négligé les
recoupements
avec les adultes et il s'est révélé,
bien plus
tard, que les adolescents, comme tous les adolescents du monde, avaient
pris un malin plaisir à décrire à la
jeune
ethnologue leurs fantasmes et non une réalité
beaucoup
plus prosaïque basée, elle aussi sur la
répression
des comportements sexuels. Le fait que cette aventure soit
arrivée à une des plus grande figure de
l'ethnologie
devrait inciter à plus de prudence dans des conclusions bien
audacieuses qui, à mon avis, ne se sont attachées
qu'au
manifeste d'un certain discours et non à une
réalité plus difficile à cerner.